Billet invité.
« Le hasard c’est Dieu qui se promène incognito » disait Albert Einstein. Dans ce billet il sera question des promenades de Pablo Iglesias dans la Grande Pomme. Ni les actes posés, ni les personnes rencontrées ne sont le fruit du mystère ou de l’aléa, à commencer par la dichotomie que symbolise New York, épicentre planétaire de la finance folle et berceau du mouvement Occupy. On peut imaginer, sachant ce qu’a représenté le mouvement 15M dans la genèse de Podemos, que cette occurrence ne soit pas anodine aux yeux d’Iglesias.
Pour une perspective plus large, il peut être pertinent de faire un crochet par La carte secrète d’Alexis Tsipras et de remettre sur le métier la question du rôle qu’assumeront États-Unis dans ce que l’on nomme communément sur ce blog « le grand tournant ». La question de savoir à quels États-Unis nous aurons affaire ces prochaines années se pose. Car si les options qui se profilent pour la présidentielle de 2016 semblent peu excitantes en matière d’innovation, nous vivons dans un monde qui bouge de plus en plus vite et force à des repositionnements constants.
Et surtout les États-Unis ne sont pas un monolithe idéologique. Des courants y portent les aspirations d’un rôle nouveau et ambitieux pour leur pays dans un monde en transition. À ceux ayant ces idées chevillées au corps de longue date, il faut ajouter une cohorte grandissante de tenants originels de « l’ancien monde » qui constatent, souvent à leur corps défendant, les impasses auxquelles mènent les excès, leurs excès. Le fait d’envisager leur vulnérabilité les rend moins obtus dans la quête de solutions viables. Ce sont certaines ces voix qui ont parsemé la visite de Pablo Iglesias à New York. Elles sont comme un chapelet d’indices que les grands défis qui se posent au niveau planétaire et qui s’attachent au rôle et au devenir de l’Espèce, telle qu’on l’entend sur le blog de Paul Jorion, peuvent être abordés de façon novatrice, globale et démocratique.
Rencontre avec Joseph Stiglitz : Prix Nobel d’économie hors normes – pour le trouver, localisez Tirole, faites un 180 degrés et marchez jusqu’à le perdre de vue- il est un iconoclaste de la première heure des politiques d’austérité menées dans l’Europe post 2008 et de la construction monétaire qu’est l’euro dans sa forme actuelle. Il ne se prive pas d’ironiser sur la main invisible d’Adam Smith dès que l’occasion se présente et ses thèses pourraient inspirer, par exemple, un certain gouvernement « socialiste » si celui-ci décidait par surprise à tenter des politiques socialistes. Joseph Stiglitz fut un supporter précoce du mouvement des Indignados, embryon de Podemos, et l’on se souvient de lui, porte-voix à la main, s’adressant aux indignés dans le Parque del Retiro à l’occasion du Ier Forum Social du 15M en juillet 2011. Il remit le couvert quelques mois plus tard en apparaissant aux côtés des activistes d’Occupy Wall Street à Zuccotti Park.
En s’assurant l’appui de conseillers du calibre et de la facture idéologique de Joseph Stiglitz, Thomas Piketty ou Vicenç Navarro, Pablo Iglesias envisage pour Podemos une proposition de gouvernement économique cohérente et solide en vue des législatives de décembre prochain. L’absence d’un programme de ces caractéristiques était une arme récurrente dans l’argumentaire de ses adversaires du PP et du PSOE dès l’irruption du mouvement sur la scène politique aux européennes de mai 2014.
Interview avec Amy Goodman : Journaliste et activiste pacifiste, elle est co-fondatrice de Democracy Now! média engagé, à contre-courant et libre du fait d’une indépendance financière stricte par rapport aux lobbys économiques et aux pouvoirs politiques. Ce leitmotiv est une hérésie singulière dans un spectre médiatique américain qui verse par nature dans la philosophie de la fabrication du consentement selon Noam Chomsky ou celle de chien de garde du système à la Serge Halimi.
L’interview dans son intégralité vaut le détour, mais un extrait recèle une charge symbolique particulière autant dans la question posée que dans la réponse donnée. Amy Goodman interroge Pablo Iglesias sur Barack Obama dans des termes d’une dualité violente : l’histoire jugera-t-elle Obama comme un canard boiteux ou le fera-t-elle au regard de l’œuvre léguée? En toile de fond la question de ce qu’Obama peut espérer réaliser dans ce qui lui reste de second mandat avec un congrès et un sénat aux mains des républicains et, peut-être, que le moment de l’audace est arrivé ?
En réponse à cette question délicate, Iglesias fait une référence surprenante à une passion cinématographique qu’il partage notoirement avec Obama, la série « The Wire ». Ce chef-d’œuvre de réalisme illustre, bien avant la crise des subprimes, la déchéance de l’industrielle Baltimore – jadis prospère – et pointe un doigt impitoyable sur les conséquences d’un néolibéralisme consumériste qui s’érige en négation de l’humain et du vivre ensemble. On peut y voir plus généralement une approche du phénomène d’urban decay dont Detroit et sa faillite retentissante en 2013 sont l’exposant le plus remarquable.
C’est dans une recension en 2013 de « The Enigma of Capital: And the Crises of Capitalism » du géographe David Harvey qu’Iglesias, alors professeur de géographie politique à l’Universidad Complutense de Madrid mentionne The Wire comme étude de cas pertinente de ce démantèlement social en milieu urbain. Les déclencheurs sont datés des années ’70 et identifiés dans la financiarisation à outrance de l’économie et dans la mondialisation néolibérale. David Harvey, un des chefs de file de la géographie radicale enseigne à la City University of New York (CUNY).
Conférence organisée par le Left Forum de la CUNY : « Hope is Changing Sides: Understanding Spain’s Political Change ».
La CUNY est une université publique surnommée l’Harvard du prolétariat ayant produit une longue liste de lauréats du prix Nobel. Sur la côte Est, elle est un contrepoint idéologique aux prestigieux établissements privés et très élitistes de l’Ivy League (Harvard, Yale, Princeton…). Historiquement engagée dans des luttes progressistes, émancipatrices et anti-discrimination, elle fut créée au milieu du XIXème siècle pour offrir une éducation gratuite aux minorités défavorisées souvent issues de l’immigration massive qui peuplait des États-Unis en plein essor.
A Wall Street Iglesias est profilé par CNBC : le reportage « Who is Pablo Iglesias? » est grand moment de surréalisme dans l’antre du loup où un don Quichotte en chemise rouge s’invite dans un moulin. CNBC se situe dans cette catégorie des nouveaux sceptiques un peu déboussolés, cette cohorte de convaincus que quelque chose a du mal tourner pour une raison quelconque et qu’il faudrait peut-être envisager que quelqu’un fasse quelque chose sous peine de gros problèmes pour tous, y compris pour eux.
Fondée dans les 90’s, années folles de Wall Street, CNBC fut le grand autel de l’information financière 24/24 et est généralement considérée comme le porte-parole de la finance. Aujourd’hui, CNBC est objectivement dans la dèche, l’audimat est à son plus bas historique et le syndrome Kodak rôde dans les couloirs de la chaîne. Dans le grand manège du recyclage capitaliste, quoi de plus efficace qu’un business model en piqué pour ouvrir bien grandes les portes de la créativité et de l’émerveillement ?
Dans le reportage on parle d’Europe, de la Grèce, de l’impasse, de l’Espagne probable suivante sur la liste des problèmes où un Syriza bis fait parler de lui… Clairement la situation en Europe préoccupe « certains » et on a le sentiment que pour sauver un capitalisme financiarisé à bout de souffle tout est bon y compris une dose de communisme. J’ai failli tomber de ma chaise devant cet intense moment de découplage idéologique. Interview d’Iglesias en deux phrases, soit ce que CMBC veut qu’on retienne :
- il faut des gouvernements qui travaillent pour les peuples, pas pour les banques
- il faut du sang neuf en politique, trop de vieux avec de vieilles idées aux manettes. S’ensuit une conversation entre journalistes ou des banques européennes inhumaines sont clouées au pilori. Je me suis pincé et je n’ai pas rêvé, à Wall Street CNBC a voté !
Dans sa thèse doctorale défendue en 2008, Pablo Iglesias étudie les actions du mouvement altermondialiste. À une mondialisation néolibérale destructrice couplée d’un transfert de souveraineté du champ politique vers des agences techniques cooptées (OMC, FMI, Banque Mondiale…), il oppose un activisme post-national à portée planétaire. L’épigraphe de sa thèse est une citation d’Antonio Negri qui se réfère dans son ouvrage « Goodbye Mister Socialism » aux jeunes participants à la Bataille de Seattle, au cœur de l’Empire, en 1999. Ces jeunes, Américains pour la plupart, de sa génération qui déjà revendiquaient un autre monde.
Ces jeunes n’étaient pas moins révolutionnaires que ne l’étaient les bolchéviques, mais ils sont beaucoup plus intelligents qu’eux, ils se rendent compte que, aujourd’hui, modifier la société veut dire pénétrer en profondeur les consciences, parce que ce sont les consciences qui font la liberté.
Quand on voit le monde à travers ce prisme, on ne se refuse pas une visite à New York et surtout, on n’autorise pas le hasard à y programmer ses promenades.
J’ai l’explication : https://www.francebleu.fr/emissions/circuit-bleu-cote-saveur-avec-les-toques-en-drome-ardeche/drome-ardeche/circuit-bleu-cote-saveurs-avec-les-toques-de-drome-ardeche-102