Enseignements, par Michel Leis

Billet invité

Dans un futur dictionnaire de novlangue Eurocrate-Français (qui reste à écrire), l’expression « passer sous les fourches caudines » pourra se traduire indifféremment par « respecter un certain nombre d’exigences » ou « pas de mesure unilatérale ». En des termes moins policés, quelle que soit la volonté du pouvoir politique grec et des électeurs qui lui ont accordé leur confiance, il n’est d’autre plan d’action possible que celui qui est approuvé par les instances européennes. Autant dire que dans les quatre mois qui viennent, les marges de manœuvre vont être plus que réduites et le gouvernement d’Alexis Tsipras aura besoin de tout son talent pour faire passer quelques mesures sociales dans le chas d’une aiguille.

Cette négociation est en réalité une simple confirmation. Une petite technocratie s’est octroyée la conduite effective des affaires sans tenir compte de la démocratie, ce qui est la définition même d’une oligarchie de fait. Il est pourtant probable que les individus qui la composent se perçoivent comme les éléments avancés d’un combat de la démocratie libérale contre le « totalitarisme » d’une économie en partie administrée. Curieuse déformation de la pensée qui voit la loi du plus fort comme un aboutissement de la démocratie et qui assimile la nomination de hauts fonctionnaires par des gouvernements à une onction démocratique.

À ceux qui mettent en avant le respect inconditionnel dû par les États à la parole donnée et aux traités européens, il faut rappeler que ce discours est à géométrie variable. En 2003, la France et l’Allemagne se sont assises sur la règle des 3% du pacte de stabilité et de croissance avec l’aval du conseil européen (novembre 2003). En 2005, le Non de la France (ce ne fut pas le seul en Europe) au traité « établissant une constitution pour l’Europe » n’a donné lieu qu’à une révision cosmétique, le traité de Lisbonne. Celui-ci a été adopté par simple voie législative pour éviter toute déconvenue. L’Europe a une faculté extraordinaire à produire des règles, un discours et une démocratie à géométrie variable

L’épisode qui s’achève met en lumière un phénomène d’accumulation des rapports de forces qui s’est fortement accéléré au début des années 80, parallèlement à la concentration des richesses. Si la figure de Margaret Thatcher peut être associée au début de cette période, il est probable qu’Angela Merkel, la dame de plomb, pourra être associée à l’apogée de cette accumulation.

La nature de ces rapports de forces a évolué. Plus que le recours possible à la force physique, plus encore que l’emploi d’une violence « symbolique », ce sont les relations de dépendances qui se sont instaurées entre les acteurs qui en constituent la substantifique moelle. Dépendance économique, aux ressources possédées par certains, aux résultats… Ainsi, les partis de pouvoir sont dépendants des performances économiques sur lesquels ils entendent être jugés. Angela Merkel représente aux yeux d’une partie du monde politique européen l’exemple le plus absolu : en dépit de revers locaux, sa stabilité à la tête de l’Allemagne et sa côte de popularité reste élevée. C’est l’archétype de la réussie fondée sur la prospérité économique. Le modèle n’est pas transposable, la pauvreté s’accroît en Allemagne, qu’importe ! L’accès et la reconduction au pouvoir créent aussi une relation de dépendance, toute réussite en ce domaine est « exemplaire » pour le personnel politique.

Les contours de cette accumulation ne recouvrent pas exactement ceux de l’accumulation des richesses. Le pouvoir politique, la technostructure sont dans une position ambiguë : à la fois dépendants et vecteurs des rapports de forces. Les États sont aussi dans cette situation. Leur réussite relative sur le plan économique leur donne plus ou moins de capacité à imposer leur point de vue dans les négociations qui se jouent dans les instances internationales, à moins que la possession de richesses naturelles compense l’absence de résultats économiques.

Ce qui apparaît clairement aujourd’hui, c’est que nous sommes dans l’ère des rapports de forces. La capacité du monde économique à créer des relations de dépendance a favorisé leur accumulation jusqu’à l’excès. Il n’y a plus qu’une illusion démocratique, les institutions et les élections ne semblent plus en mesure de faire valoir leur point de vue. Pourtant, l’accumulation des rapports de forces et leur utilisation en vue de favoriser la concentration du capital recèlent ses propres limites. L’austérité que l’on veut nous imposer réduit la relation de dépendance des individus, elle libère des barrières mentales qui empêchaient toute remise en cause radicale. La victoire de Syriza en est une illustration, il aura fallu pour cela qu’une part importante de la population bascule dans le domaine de la survie. Ce qui a suivi cette semaine montre que si la dépendance des citoyens peut disparaître, du moins en partie, celle des institutions et du monde politique reste forte. Il reste quatre mois au gouvernement Tsipras pour opérer une cure de désintoxication tout en conservant les apparences du junkie accroché à son dealer. Est-ce bien sa volonté ?

Pour les grands prêtres de la religion féroce qui nous gouverne, il est essentiel de maintenir ce déséquilibre des rapports de forces. Cette première leçon donnée au peuple grec doit porter ces fruits. Si ce n’était pas le cas, il est probable que des gouvernements policiers feront rapidement leur apparition, que ce soit à la faveur d’une vague de terrorisme ou dans les bagages de partis d’extrême droite. Seul un Etat policier sera à même de maintenir le couvercle sur la marmite.

À nous de démentir ces calculs. La résistance, c’est de confirmer dans les urnes les choix faits en Grèce, même s’ils ne portent pas leurs fruits dans l‘immédiat, c’est de ne pas céder aux dérives sécuritaires si d’autres attentats se produisaient, c’est de dénoncer sans relâche les mensonges de l’extrême droite qui ne rêve que d’un monde gouverné par la loi du plus fort.

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