Billet invité. Un long commentaire au « Temps qu’il fait » de vendredi et au billet de Zébu. Ouvert aux commentaires.
L’accès au pouvoir de Syriza en Grèce et la percée extrêmement rapide de Podemos en Espagne suscitent beaucoup d’espoir dans d’autres pays, en particulier en France et en Belgique. Ces succès apparents (qui ne préjugent pas de l’issue de la bataille) reflètent cependant une situation spécifique qui ne me paraît pas transposable telle quelle.
En premier lieu, l’émergence extrêmement rapide de mouvements de contestation reflète une rupture tout aussi rapide des conditions économiques. Dans ces pays, à une période de croissance relativement rapide qui semblait offrir un avenir pour à peu près tous a succédé une rupture violente. Cette rupture a entraîné en quelques mois une remise en cause violente des systèmes de redistribution, l’appauvrissement des classes moyennes et fait monter le taux de chômage à des valeurs qui remettent en question la possibilité de trouver un futur dans le pays pour les jeunes générations. Ce qui s’est développé, ce sont des mouvements de type « résistance » qui agissent dans un sentiment d’urgence et qui peuvent mobiliser rapidement.
Le deuxième paramètre, c’est que Podemos comme Syriza ont vu une prise de pouvoir extrêmement rapide de quelques leaders charismatiques qui ont incarné le mouvement vis-à-vis du reste de l’opinion publique, tout en évitant de sombrer dans des luttes de pouvoir sans fin. Là aussi, le sentiment d’urgence évite de s’enferrer dans les luttes de pouvoir et la particratie qu’évoquait Paul Jorion dans son dernier billet. Plus encore, ces leaders charismatiques ont confié à des experts qui leur étaient souvent très proche la rédaction du cœur du programme. En ce sens, les mouvements de départ sont devenus des réseaux entérinant et relayant un discours dont l’essentiel a été conçu ailleurs. Par certains côtés, une telle centralisation est la garantie d’une forme de cohérence qui ne va pas de soi quand l’on veut arriver à faire la synthèse des positions des uns et des autres.
Ce faisant, je suis sceptique sur l’emballement qu’il y a pu avoir autour d’un renouveau de la démocratie porté par le succès de ces partis (ce qui ne constitue en aucun cas un jugement sur le fond du programme). À mon sens, les principales forces de tels mouvements sont leur efficacité, un discours global et cohérent porté et des leaders qui savent faire passer le message vis-à-vis de l’opinion, créant ainsi une dynamique du succès. Ces mouvements portent un paradoxe. Au risque de choquer, je ne suis pas sûr qu’ils n’aient porté autre chose qu’une apparence de débat démocratique en interne. A contrario, s’ils réussissent dans ce qu’ils entreprennent (et je leur souhaite), ils remettent en cause un système de rapports de forces incompatible avec la démocratie. En ce sens, leur succès est aussi le succès de la démocratie.
Si malheureusement l’expérience débouchait sur un échec, il est probable que ce mode de fonctionnement interne sera remis en cause, en particulier les programmes des experts et leur manière d’aborder une négociation inévitable avec le reste de l’Europe. Même si les marges de manœuvre sont étroites, il y avait sûrement la place à un débat préalable de fond sur la meilleure politique possible.
On voit émerger aujourd’hui un certain nombre de mouvements en France et en Belgique se réclamant plus ou moins de l’esprit de Podemos ou de Syriza. Cela semble être une bouffée d’oxygène pour ceux qui voudraient faire bouger les choses, mais il reste qu’un certain nombre de points découragent aujourd’hui les bonnes volontés. Visiblement, ces mouvements émergents ne captent pas une partie des différences fondamentales avec la dynamique des pays du Sud.
La première de ces différences, c’est que nous ne sommes pas dans un effondrement rapide et généralisé, mais bien dans une érosion. Les gouvernements successifs remettent en cause progressivement les mécanismes de protections sociales et notre qualité de vie sans qu’il y ait à aucun moment de rupture radicale. Cette érosion a commencé bien avant la crise récente et les annonces portent non seulement sur quelques mesures à effet immédiat, mais aussi sur des réformes futures qui laissent tout le temps à l’opinion publique de s’habituer à ce qui les attend. Le discours gouvernemental campe dans le « rationnel » et s’appuie sur une propagande intensive. On se retrouve dans une situation où il n’y a pas de mouvements de résistances massives qui émergent, la lutte reste menée par les acteurs traditionnels. Cette érosion a aussi une composante territoriale forte. C’est une érosion de proximité où les portions de territoires les plus faibles se désagrègent les unes après les autres : banlieues, zones rurales… Aucune perception globale ne se dégage pour des citoyens qui ont pourtant à faire face au quotidien aux effets de bords d’une telle désagrégation. Aucun sentiment d’urgence ne vient mobiliser les foules, les mouvements d’ampleur se cantonnent à du ponctuel.
Cette absence de sentiment d’urgence se retrouve dans une partie des débats qui agitent ces mouvements. Je ne sais pas si l’enlisement tient aux phénomènes évoqués par Paul Jorion dans son billet ou à une espèce de mythologie de la démocratie, où chaque point doit faire l’objet d’un débat, où le consensus doit être trouvé entre des individus et des tendances. Le problème d’un tel type de démocratie, c’est qu’elle peut facilement se réduire au plus petit commun dénominateur ou conduire à des programmes incohérents. Il y a une perte d’efficacité dans laquelle s’installent des hommes d’appareils qui visent le pouvoir pour le pouvoir (au sein de l’appareil du parti, s’entend) ou qui entendent porter avant tout leur propre marotte.
Sauf qu’un leader charismatique sans un discours global qui répond aux problèmes des citoyens n’a aucune chance de conquérir le pouvoir. La grande force du FN en France, c’est d’avoir un discours global qui adresse l’érosion locale ressentie par chacun. En ce sens, il est bien plus efficace en tant que discours de conquête du pouvoir qu’un discours qui serait basé sur la « résistance » à un effondrement qui n’est pas perçu en tant que tel par nos concitoyens. Que le discours global du FN n’ait que l’apparence de la cohérence est un débat qui échappe à la plupart des électeurs. Il y a une autre leçon à tirer de la percée du FN : le discours s’est construit centralement, les réseaux locaux se sont constitués après, ce qui veut dire qu’une stratégie du haut vers le bas est tout à fait efficace dans un contexte d’érosion lente.
Pour résumer, la transposition d’une stratégie de type Podemos ou Syriza en France ou en Belgique ne me semble pas répondre aux impératifs tactiques qui permettraient de construire une véritable alternance à gauche (pas une alternance de papier, comme le faisait fort justement remarquer Zébu). Si l’on veut un débat en France ou en Belgique, il me semble qu’il faut inverser les perspectives : construire d’abord des programmes alternatifs en adéquation avec des situations d’érosion. De petits groupes de réflexion seraient à même de construire de telles réflexions et d’en garantir la cohérence. Ensuite, constituer des réseaux à même de discuter et d’amender les programmes. Une telle démarche permettrait de construire une réflexion démocratique amont tout en respectant les impératifs d’efficacité. Reste qu’en aval, pour réaliser une machine à succès, il faut aussi un leader à même d’incarner et de porter le message… C’est la grosse faiblesse d’une telle approche.
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