Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Opinion dissidente de Paul Jorion : Si l’on est prompt à pousser des hauts cris devant le « réalisme sans morale » de ses ennemis, il faut faire preuve de la même rigueur vis-à-vis du « réalisme sans morale » de ses amis.
« Le seul aléa réside dans le lien qui pourrait exister entre AN.EL. et la Russie, mais à ce stade il est trop tôt pour l’affirmer avec certitude », écrit ci-dessous Cédric Mas, or cet « aléa » est loin d’être indifférent quand le président d’AN.EL. est ministre de la Défense.
L’élection législative grecque du 25 janvier 2015 a donné des résultats plus marqués que prévus. Les partenaires européens de la Grèce, comme les Marchés s’attendaient à une victoire limitée d’un parti, SYRIZA dont les ambitions de remise en cause de la rigueur imposée par la Troïka devraient être contenues par la nécessité de nouer des alliances pour gouverner.
Or les résultats sont bien plus nets, et SYRIZA ne rate la majorité absolue que de deux sièges.
Malgré ce succès, la situation reste compliquée pour Alexis Tsipras et les grands esprits ont beau jeux de soumettre à une critique aussi malvenue que malintentionnée les premiers actes d’un parti jeune, et dont le projet électoral est fondé sur la remise en cause sur tout le continent européen des dogmes ordo-libéraux imposés par l’Allemagne, et qui ont conduit la Grèce à une paupérisation accélérée.
Il est évident que la Grèce n’est pas de taille à elle seule à secouer à la fois le joug des marchés financiers, et les diktats allemands.
Pourtant SYRIZA a dès ses premières heures, démontré une volonté d’aller de l’avant, de manière à la fois très habile et déterminée.
4 actes jalonnent les deux premiers jours d’un processus de formation d’un nouveau gouvernement, d’habitude très long :
- une prestation de serment laïque, Alexis Tsipras refusant de poser la main sur la bible lors de son serment comme la présence d’un archevêque orthodoxe.
- Un hommage à la gauche grecque, par une visite au monastère de Kaisariani, lieu d’un massacre de jeunes partisans communistes par les nazis, le 17 juin 1944.
- L’alliance avec AN.EL., groupuscule de députés souverainistes
- Constitution d’un gouvernement resserré, avec des personnalités nouvelles et tournées vers l’action.
Puis vont suivre les rencontres avec les autorités européennes, à commencer par un responsable de la zone euro Jeroen Dijsselboem dès vendredi (ce dernier rendant ensuite compte de cette première rencontre à Angela Merkel et François Hollande).
De tous ces actes, dont certains hautement symboliques auraient du marquer les observateurs, un seul va retenir toute l’attention et déclencher les critiques générales, il s’agit de l’alliance avec AN.EL., souvent qualifiée de « contre-nature » et mise en avant par la propagande pro-européiste, dont les derniers espoirs seraient de se présenter comme un rempart contre l’extrême-droite (alors que c’est justement l’ordo-libéralisme imposé avec l’Euro qui est le meilleur allié objectif des extrêmes-droites en Europe).
AN.EL n’est pas un parti d’extrême-droite :
Que n’a-t-on écrit que AN.EL. parti souverainiste formé de dissidents d’élus de Nouvelle Démocratie, la grande formation politique de droite conservatrice !
Or, les spécialistes sont formels, malgré les incartades verbales de son leader, au langage fleuri, il ne s’agit pas d’une formation d’extrême-droite.
C’est ainsi que Dimitris Psarras, auteur spécialiste de l’extrême-droite grecque (et notamment de l’excellent ouvrage Aube Dorée, Livre noir du parti nazi grec, publié chez Syllepse en 2014) s’exprime dans un article Mediapart d’hier sur AN.EL. : « Lorsque le parti s’est créé en 2012, il y avait en lui quelques éléments que l’on retrouve traditionnellement dans des partis d’extrême droite, comme le nationalisme, la dimension populiste, le rapport avec l’Église, un agenda anti-immigration, explique le journaliste à Mediapart. Mais l’identité de ce parti, c’est son positionnement anti-austérité. Dans son mode et son discours, je le caractériserais plutôt comme national-populiste. Il a par ailleurs complètement mis de côté les thèmes qu’il agitait en 2012. » (cf. http://www.mediapart.fr/journal/international/260115/grecs-independants-l-allie-contre-nature-de-syriza?page_article=1 ).
Si cette formation reste souverainiste de droite, rien à voir avec Aube dorée, parti néonazi, ou même avec le Front National français de Jean-Marie Le Pen. Et depuis 2012, ce parti a opéré un virage plaçant au cœur de son projet la fin de l’austérité et la restauration de la souveraineté.
L’alliance SYRIZA – AN.EL. n’est pas « contre-nature » ni surprenante :
Cette alliance n’est pas « contre-nature » car il existe une réelle convergence de projet, permettant de former une « plate-forme commune » stable pour soutenir l’action d‘un gouvernement.
Il s’agit d’une alliance qui n’est pas nouvelle, puisqu’elle avait déjà été envisagée en 2012 et avait déclenché à l’époque des débats importants au sein des deux formations. Mais le temps a passé, et avec lui le sens des priorités et des urgences.
Pour appliquer le programme de renégociation de la dette et de la cure d’austérité, cette alliance se révèle cohérente, y compris quant aux mesures anticorruptions (dont AN.EL. a fait l’une de ses demandes majeures).
Toute autre alliance aurait affaibli SYRIZA :
Pour affronter toutes les institutions européennes, et les marchés financiers, ligués par la défense de l’ordo-libéralisme et le sacro-saint principe de l’inamovibilité de la dette, quelle autre alliance SYRIZA aurait-elle pu conclure qui lui apporterait la même assurance et la même stabilité qu’AN.EL. ?
Le KKE (parti communiste) ? Il a refusé toute idée d’alliance.
Le TO POTAMI ? C’est un parti pro-européen modéré, dont le soutien aurait été nécessairement fragile en cas de rapport de forces avec l’Europe et l’Allemagne.
Le PASOK ? Comment sérieusement mettre en œuvre un programme anti-austérité et anticorruption avec le parti qui n’a pas craint de s’allier avec Nouvelle Démocratie…
On le voit, les options restent réduites et une alliance avec AN.EL. présente comme nous allons voir de tels avantages pour l’avenir qu’elle s’imposait d’elle-même, et la rapidité avec laquelle elle a été conclue montre bien que les acteurs ont conscience des enjeux et surtout sont décidés à agir pour faire bouger les choses… enfin !
Cette alliance signe le début du rapport de force que SYRIZA veut imposer aux Allemands :
Le programme de SYRIZA impose une habileté très importante car il va heurter de front des dogmes et des groupes de pression très puissants (et qui ont déjà déployé leur puissance médiatique en vilipendant cette alliance « contre-nature » et en ressortant toutes les casseroles possibles du leader d’AN.EL., sans mégoter sur les mensonges comme de présenter ce parti comme raciste et xénophobe).
Il est évident que la gestion du rapport de force impose des positions de repli mais aussi des points de blocage pour amener progressivement ces forces vers l’objectif.
C’est ainsi que l’abandon des discours trop extrêmes lors de la campagne de 2015 de SYRIZA (critiquée par exemple par Frédéric Lordon), s’inscrit dans une stratégie habile.
De même, la gestion du temps est importante car des décisions trop rapides ou trop brutales sont susceptibles d’entraver la montée en Espagne et au Portugal des autres formations anti-austérité. Il est donc probable que SYRIZA ne montre aucun empressement à finaliser ses négociations avant l’été.
Enfin, une alliance avec AN.EL., parti jusqu’au-boutiste, dont la faiblesse ne présente pas de grands risques en cas de conflit, n’offre que des avantages lors d’une négociation serrée.
Et si le rapport de force s’est déjà engagé, il convient de rappeler que les négociations européennes sont particulièrement fines et riches en rebondissement et en blocage levé à la dernière minute. Disposer d’un allié dont le soutien aux solutions les plus extrêmes est connu de tous est donc un avantage certain dans la partie de bluff qui va commencer.
Le seul aléa réside dans le lien qui pourrait exister entre AN.EL. et la Russie, mais à ce stade il est trop tôt pour l’affirmer avec certitude, et surtout pour savoir si l’existence éventuelle d’un tel lien sera néfaste à la Grèce face à la pression allemande.
SYRIZA est donc en ordre de marche pour avancer vers la renégociation du mémorandum. Si la pression médiatique ne baissera pas pour surexposer la moindre erreur ou faiblesse de ses membres novices, ce nouveau gouvernement veut avancer et il semble ne pas vouloir se contenter de paroles.
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