LE TEMPS QU’IL FAIT LE 23 JANVIER 2015 – (retranscription)

Retranscription de Le temps qu’il fait le 23 janvier 2015. Merci à Olivier Brouwer !

Bonjour, nous sommes le vendredi 23 janvier 2015. Et je voudrais, pour commencer, vous parler de deux livres, deux livres que j’ai là. L’un s’appelle : « Thermodynamique de l’évolution », par François Roddier (il ne faut pas que je cache son nom), qui est déjà intervenu ici sur le blog. Et puis, il y a un autre livre, très intéressant, qui s’appelle : « L’effondrement des sociétés complexes », par Joseph A. Tainter.

Et qu’est-ce qui m’a fait penser à ces deux livres ? Eh bien, c’est la déclaration de la Banque Centrale Européenne de cet après-midi. Parce que j’étais à France-Culture, à 12h30, pour commenter l’actualité avant la déclaration de Monsieur Draghi en début d’après-midi, et j’ai expliqué ce qui pouvait se passer qui signalerait l’effondrement de la zone Euro. La zone Euro présente des dispositions, je dirais, naturelles, à s’effondrer, puisqu’il y a un processus de construction d’une unité économique, financière et politique qui devrait soutenir la création d’une zone correspondant à une monnaie unique, une monnaie unifiée, et ces conditions n’ont pas été remplies, et une décision devrait être prise cet après-midi, il y a une opposition…

Je signalais, il y a quelques semaines, quand on me demandait de faire un panorama de 2015 pour le magazine belge Trends-tendances, j’avais dit : « 2015, eh bien, ça va démarrer sous l’égide de la lutte fratricide que se livrent Monsieur Mario Draghi, à la tête de la Banque Centrale Européenne, et Monsieur Jens Weidmann, à la tête de la Bundesbank, la Banque Centrale allemande ». Et ça n’a pas tardé, puisque, qu’est-ce que nous sommes, voilà, le 23 janvier, et la déclaration de Monsieur Draghi montre qu’on n’a pas pu arriver à un compromis, c’est-à-dire qu’on annonce à grand fracas qu’on va faire des choses, et en fait, on a refusé, on s’est refusé les conditions pour le faire, donc on peut donner raison à la fois à Monsieur Draghi, puisqu’il a pris des mesures exceptionnellement, comment dire, audacieuses, et on peut donner raison également à Monsieur Weidmann, puisque, lui, il a posé les conditions pour que ça n’ait pas lieu, pour qu’on puisse prétendre que ça va avoir lieu, et pour que la condition en fait essentielle, c’est-à-dire qu’il y ait une certaine mutualisation de la dette à l’intérieur de la zone Euro, c’est une des conditions, mais c’est une condition sine qua non pour qu’on puisse avoir une zone économique avec une monnaie unique, et donc, ça n’aura pas lieu. Donc on prétend qu’on va faire quelque chose, mais, comme je l’ai dit tout à l’heure, si la condition de mutualisation de la dette n’a pas lieu dans la zone Euro, eh bien, c’est le détricotage qui se met en place, quel que soit le montant des sommes dont on parle. On va simplement ajouter sur un processus, je dirais, de déliquescence, on va ajouter en plus la possibilité de créer des sommes, de créer au niveau de la Banque Centrale Européenne des sommes considérables d’argent. Mille milliards d’euros en plus, qu’on va injecter dans un système, mais dans un système en voie d’effondrement.

Et c’est pour ça que je vous ai montré ces deux livres, parce que, qu’est-ce qu’ils nous disent, ces deux livres, à leur façon ? D’une certaine manière, le livre de François Roddier – je crois qu’il ne m’en voudra pas de dire ça – ce sont un peu les idées d’Ilya Prigogine, prix Nobel de chimie, que j’ai eu l’occasion de rencontrer à Bruxelles. Il était professeur à Bruxelles, moi j’étais étudiant à Bruxelles. A un moment donné, j’étais professeur aussi, donc on a été collègues, mais c’était une très brève période, et voilà, qu’est-ce qu’ils nous disent ces livres-là, eh bien, c’est que nous vivons dans un monde qui est fait de processus physiques, et que, comme le soufflé qui gonfle et qui va se dégonfler rapidement ensuite, eh bien, il peut y avoir une construction de complexité. Une construction de complexité, mais c’est un processus qui va être limité dans le temps. Nous avons l’habitude de nous représenter le processus humain comme un processus progressif et qui va vers une évolution où les choses s’arrangent, vont de mieux en mieux. Il y a, comment dire, il y a là un soleil qui se lève à l’horizon, et nous progressons. Vous connaissez cette image qui me revient, vous savez, on représente le chimpanzé, et puis l’australopithèque, et puis l’homo erectus et puis l’homo sapiens, etc., et on vous montre un truc comme ça [P.J. fait un geste vers le haut avec sa main], et on ne nous montre pas le robot qui lui succèdera, mais on nous montre un processus, voilà, on nous habitue à des représentations où les choses vont en progressant. On oublie qu’à la fin du permien, je crois que c’est 75 % des espèces animales qui ont disparu, et donc on était à ce moment-là à la fin du permien, c’était quoi ? Si j’ai bon souvenir, il y a 250 millions d’années, eh bien, le soufflé s’est effondré, et le processus est reparti par la suite avec ce qui restait. Mais il y avait eu des extinctions de ce type-là bien avant, qui avaient conduit à des formes plus ou moins, comment dire, complexes, mais les choses s’étaient effondrées.

Et puis, donc, ce bouquin de Joseph Tainter, il nous montre, eh bien, qu’il y a des civilisations qui sont apparues, et puis qu’elles se sont effondrées, quand la complexité dépasse ce qu’on… C’est un processus critique, hein, comme on dit en physique, c’est-à-dire, vous construisez un château de sable, vous ajoutez une pelletée, une pelletée, ça commence par bien monter, et puis, il y a un moment où, quand vous ajoutez des pelletées, ça commence essentiellement à faire tomber des morceaux, des grands pans, et il vaut mieux s’arrêter à ce moment-là si on veut garder quelque chose qui a encore une forme, je vais dire, convaincante. Sinon, eh bien, tout continue à s’effondrer.

Et alors, voilà, l’autre jour, quand j’ai fait une vidéo, c’était il y a une semaine, et que je parlais de ce qui était en train de se passer, l’image qui m’est venue, c’est l’irruption du désordre : l’irruption du désordre. Il y a des tas d’éléments qui sont là, qui sont en arrière-plan. Par exemple, le schisme musulman entre sunnites et chiites, on s’est dit dans nos pays : « Cela ne devrait pas nous concerner », et puis on s’aperçoit que ça nous concerne ! C’est-à-dire qu’on est obligés de prendre parti, que le fait de prendre parti, eh bien, si il y a des sunnites et des chiites dans notre propre pays, ça va conduire encore à des conséquences d’une certaine manière. De toutes façons, si on leur fait la guerre à l’extérieur, eh bien, ils vont pouvoir se venger d’une manière ou d’une autre, et ainsi de suite. Ça nous semble, parce que nous avons émergé de nos guerres de religions il y a 400 ans, ça nous semble des choses surannées, mais non, c’est toujours là. C’est toujours là, en arrière-plan, chez les autres. Et les autres, c’est nous si nos histoires sont mêlées. Donc, irruption du désordre.

Le problème, c’est que, si la complexité est relativement avancée, eh bien, c’est que le processus de destruction, de disparition de cette complexité, va nous ramener à un stade antérieur. Alors, qu’est-ce qu’il sera, le stade antérieur, ça c’est difficile à dire. Ce qui est difficile à dire, c’est jusqu’où on va retomber avant que ça puisse repartir ?

Ce qu’il y a – c’est une remarque qui avait déjà été faite par Keynes, mais il l’avait faite à la suite d’une remarque faite par un, si j’ai bon souvenir, c’était un général allemand [P.J. : pas un général, le comte Brockdorff-Rantzau] qui avait parlé des conditions qu’on imposait à l’Allemagne en 1919 – c’est que nous vivons toujours, disons, avec des populations humaines au maximum de ce que nous pouvons faire. Et ce maximum, ce n’est pas avec un très grand confort pour tout le monde, c’est avec beaucoup de gens qui vivent à la limite de ce qui est faisable, à la limite d’une pauvreté abjecte qui signifie qu’on est à tout moment sur la ligne de crête entre la vie et la mort, mais on arrive à avoir des populations aussi grosses que possible dans un environnement particulier.

Et alors, dans un système comme le nôtre, où on est arrivé à sept milliards d’êtres humains – et on est encore sur la lancée puisqu’il y a beaucoup de dames qui attendent des bébés – si on retombe à un niveau de complexité inférieur, eh bien, ça va faire du dégât. Même, je dirais, même si c’est des famines plutôt que des guerres, ce qu’il y a, malheureusement, c’est que, on le sait chez nous, dès qu’il y a des tensions, eh bien, on essaye de résoudre ça avec des guerres. Et – on l’a déjà vu – quand on a l’impression qu’il y a des ressources qui nous reviennent de droit, et même si elles ne nous reviennent pas de droit, nous allons les chercher parce que nous considérons que nous en avons besoin. C’est cette belle histoire que j’ai racontée, vous savez, de Thanksgiving, aux Etats-Unis. Des colons qui reçoivent un cadeau des Indiens qui sont là, qui reçoivent des patates douces et des dindes, et dans les jours qui suivent, eh bien, les Européens d’origine, reconnaissants, vont voler dans les greniers des Indiens ces ressources qui leur paraissent intéressantes. Et ce n’est pas une histoire exceptionnelle. Ce n’est pas une histoire exceptionnelle, et, malheureusement, de beaucoup.

Alors, quand on a mon âge, on a ce sentiment – je suppose que je ne suis pas le seul à l’avoir – que nous aurons vécu, je dirais, les deux sommets de la conviction. Le sommet de la conviction qui nous a été insufflé dans les années 50 et 60, qu’on était justement dans un processus de progression inéluctable, les choses allaient de mieux en mieux, et que ça culminerait, ou en tout cas qu’il y aurait un sommet que nous pourrions observer, probablement la plupart, en l’an 2000, d’où nous pourrions jeter un regard en arrière en disant : « Regardez jusqu’où on est arrivés en l’an 2000 », et suivi d’une réalisation, d’une prise de conscience, d’un processus d’effondrement qui a commencé à se mettre en place. Ça correspond probablement à l’apparition de Milton Friedman et à l’application de ses idées par Monsieur Reagan et par Madame Thatcher, c’est-à-dire, bon, ce processus d’accélération de la décomposition, à cause de représentations qui sont tout à fait, je dirais, en déconnexion par rapport à la réalité et qui précipitent le processus d’effondrement.

Et c’est ce que nous voyons encore au niveau de l’Europe. Nous voyons ces idées qui sont en totale déconnexion avec la réalité, qui ont été infirmées par les faits, ne serait-ce que, je dirais, dans la période qui a suivi 2008, et nous ne voulons pas en tenir compte. Enfin, certains d’entre nous crient casse-cou, mais ceux qui ont l’impression que le système n’est pas encore trop abîmé, du moins à leur niveau, continuent dans la voie qui est tracée, et comme ils ont les moyens, je dirais, d’imposer – pas nécessairement par la force, ça peut être simplement par l’argent – les buts qui sont les leurs, on continue sur la lancée. Et ça c’est un truc sur lequel, justement, Tainter attire l’attention dans son bouquin. C’est que ce qui précipite la chute, ce sont des élites, ce sont des élites qui nient la réalité qui est pourtant observée. C’est-à-dire le fait de ne pas reconnaître… C’est l’idée que ça va continuer. Ça peut continuer dans cette voie-là : il n’y a pas de raison de s’inquiéter. Voilà.

Il y a une différence entre les vidéos que je faisais en 2008 [et celles que je fais maintenant]. Parce qu’on me dit, je reçois des mails ou il y a des commentaires disant : « Vous n’étiez quand même pas naïf au point de croire que vous alliez dire, avec d’autres, ‘Il faudrait faire ceci et cela’ et que les gens se rendraient compte qu’il fallait effectivement le faire et qu’ils le feraient, vous n’avez quand même pas eu cette naïveté ! » Eh bien, je vais surprendre certains, mais si, si, j’avais cette naïveté. Je l’avais. Je me disais : « Si on analyse bien ce qui s’est passé, et si on essaye de convaincre les gens que, eh bien qu’il n’y a pas le choix, eh bien, les gens vont le faire, il y aura un processus. » Bon, les gens ne seront pas tous convaincus, mais il y aura un processus de type « nuit du 4 août », abolition des privilèges. Il y aura un certain nombre de gens qui se rendront compte que c’est cuit, non seulement pour eux, mais pour tout le monde, s’ils persistent dans la même direction, et ce sont des gens qui ont la possibilité, je dirais, de pousser les choses dans une certaine direction, ils ont un certain accès au pouvoir qui leur permet de le faire, et ils vont prendre conscience de ça et prendre la bonne décision.

Le problème, comme vous le voyez, c’est que dans l’histoire, il n’y a pas beaucoup d’exemples de ça. Il n’y a pas beaucoup d’exemples de nuit du 4 août. Je crois qu’il y en a [un] dans l’antiquité, il y a quelque chose, je me souviens, c’est en lisant l’histoire des Gracques que je me souviens d’avoir vu ça, mais dans le cas des Gracques, c’est justement le contraire qui est fait, des Gracques eux-mêmes : c’est-à-dire que tout le monde a compris ce qu’il fallait faire, mais on fait exactement le contraire. C’est un peu comme maintenant. Voilà.

Alors, est-ce que ça veut dire que c’est complètement cuit ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Moi, je vais continuer à, voilà, à être le lanceur d’alertes, et à dire : « Il ne faut pas faire ça ! » Je l’ai fait à midi, quand on me donne la possibilité de le faire, sur France-Culture. Je le fais ici dans mes vidéos, je le fais dans mes billets et je le ferai chaque fois qu’on me permettra de le faire, tant que j’aurai le moyen, effectivement, d’ouvrir la bouche ou de réfléchir, mais est-ce que les lois de la physique ne sont pas beaucoup plus fortes que nous ? Je l’avais dit, je l’avais dit aussi, je crois, dans une vidéo : « Cette fois-ci, c’est le grand combat, parce que c’est les lois de la physique contre nous, c’est nous contre les lois de la physique, et ce n’est pas évident qui, dans ce grand combat, gagnera. Le fait que nous ne soyons pas mobilisés en ce moment, évidemment, n’est pas très encourageant. Si nous étions entièrement mobilisés, il n’est pas encore sûr que nous arriverions à transcender d’une certaine manière… Ce n’est pas remplacer les lois de la physique ou aller à l’encontre, où, je ne sais pas, où on arriverait à vaincre la gravité par un moyen ou un autre, ce n’est pas à ce niveau-là, mais c’est prendre conscience que les lois de la physique nous emmènent droit dans une certaine direction, et qu’il faut mettre toute notre énergie pour empêcher que ça n’aille là. [Ce] qui nous permettrait, non pas de renverser les lois de la physique, mais de les contourner d’une certaine manière, de faire un processus de, oui, de contournement de cette réalité telle qu’elle est.

Mais, plus ça va, plus j’ai l’impression que nous allons, eh bien voilà, nous enfoncer simplement, que ce qu’il y aura, ce sera plutôt de l’ordre de l’apoptose, c’est-à-dire, donc, de cet autosacrifice des cellules qu’on voit dans certains organes. Dieu sait quelles représentations elles ont ? je n’en sais rien si les cellules ont une conscience, après tout, pourquoi pas ? Mais il est bien possible que les cellules qui provoquent l’apoptose aient l’impression qu’en fait, elles contribuent à continuer à faire aller les choses comme avant, ne se rendant pas compte de ce qui est en train de se passer.

Un certain nombre de nos dirigeants sont dans ce processus d’apoptose, et ils nous racontent des histoires qui sont en telle déconnexion par rapport à ce qui se passe en réalité – et pas seulement ! Bon, il y a eu à propos des décisions de la BCE cet après-midi, il y a eu… j’ai lu des titres optimistes dans les journaux, disant, voilà un mouvement important dans la bonne direction. Il y a eu tout de suite un article de François Leclerc, ici chez nous, qui n’était pas de cet ordre-là !

C’est le processus, ce qui s’est passé cet après-midi, la déclaration de Draghi, c’est donc un clou dans le cercueil de l’Europe, comme on aurait pu l’imaginer. Comme je l’ai expliqué pour commencer, on a essayé de concilier deux choses inconciliables, et on nous prétend que les deux aspects sont importants. Ou, comme la question qu’on m’a posée à France-Culture : « Ce compromis, maintenant… » Il n’y a pas de compromis ! Ou bien c’est une victoire de l’Allemagne, c’est-à-dire l’effondrement de la zone Euro, ou bien, c’est une défaite de l’Allemagne, et dans ce cas-là, l’Europe peut continuer éventuellement dans la direction où elle était engagée, mais dans ce cas-là, il faudrait absolument, bien entendu, un véritable fédéralisme, unification du système fiscal en arrière-plan, et pour bien faire, que ce soit un bon système, et mutualisation de la dette à l’échelle de l’Europe, et comme je l’avais proposé, ça ne peut pas se faire sans un défaut généralisé de la zone euro. Mais ces propositions, je dirais, aussi, comment dire, réalistes qu’elles soient, sont en train de disparaître à l’horizon, de s’évaporer, on ne va pas en tenir compte.

Voilà. J’ai l’impression d’avoir fait un peu plus long que d’habitude ! A bientôt, à la semaine prochaine.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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