L’heure de vérité, par Michel Leis

Billet invité.

Ceux qui aspirent au changement dans une Europe gouvernée jusqu’ici par les grands prêtres d’une religion féroce voient leurs espoirs matinées de craintes. Nous allons mesurer dans les semaines qui viennent la réalité des rapports de force en Europe et l’état réel de la démocratie au-delà du formalisme institutionnel : en d’autres termes, sert-il encore à quelque chose de se rendre aux urnes ?

Ce qui est en jeu, ce sont les rapports de force qui se sont établis entre le monde économique et l’État, au sens large du terme, c’est-à-dire non seulement le monde politique, mais aussi toute l’administration censée être son bras armé. Au-delà de l’austérité imposée par Bruxelles, ces dernières années ont vu un train de mesures favorables aux entreprises en Grèce. La baisse des salaires minima (522 € pour les plus jeunes / 683 € contre 876 € avant le début de la crise sans décote pour les plus jeunes), de l’impôt sur les sociétés (oui, vous avez bien lu, il est passé de 25 % au début de la crise à 20 % sur les bénéfices de 2013 non distribués), le maintien des niches fiscales exorbitantes pour certains privilégiés (les armateurs ou l’église, plus grand propriétaire foncier du pays), toutes ces mesures traduisent dans les faits cette vision toute libérale du redressement du pays : la compétitivité basée sur l’alignement progressif des salaires sur ceux du Bangladesh et le partage de plus en plus inégalitaire des revenus au profit d’une oligarchie financière.

Dans le même temps, le recouvrement de l’impôt n’a guère progressé dans le domaine des revenus mobiliers ou de l’impôt foncier. Sur le plan local, c’est quasiment de la corruption, sur le plan national, c’est l’incapacité des gouvernements successifs à faire voter des lois partageant les efforts sous la pression des lobbys. Il faut aussi rappeler que l’impôt sur le revenu est prélevé à la source, ce qui exclut de fait les salariés du rang des fraudeurs, quant à la fraude sur les impôts fonciers, elle ne peut être le fait que des propriétaires. Si la fraude fiscale est souvent présentée comme un sport national, elle reste le fait des élites économiques. Celles-ci ont déjà prévenu dans quelques discours ou interviews individuels : que l’État touche à leurs privilèges et ils délocaliseront leur activité ailleurs, promettant ainsi l’apocalypse à un pays qui en a eu déjà un avant-goût. La fuite des capitaux s’est accélérée et il sera intéressant de voir dans les semaines à venir si les pays européens coopèrent au cas où des mandats d’arrêt seraient lancés contre des fraudeurs avérés. La capacité à faire rentrer le monde économique dans la règle commune va être le premier indicateur clé.

Sur le plan européen ensuite, la renégociation de la dette et des mesures instaurées par la Troïka va mettre en lumière le rapport de force réel entre l’Allemagne et les dogmatiques qui gouvernent les destinées de l’Europe et une grande partie des pays qui se sont contentés jusqu’alors de suivre contre leurs propres intérêts.

On a parfois attribué à la Chancelière allemande les vertus du pragmatisme, rien n’est moins sûr. Dans les négociations internationales, elle a souvent fait preuve du plus grand dogmatisme et ce n’est que quand la situation économique allemande l’exigeait qu’elle a fait preuve de ce soi-disant pragmatisme. Or, ces dernières semaines, la bonne santé affichée de l’économie allemande ne repose plus sur les mêmes bases. Un certain nombre de ses marchés traditionnels souffrent, de par la baisse des revenus du pétrole (Moyen-Orient et Russie) ou par le simple ralentissement de la croissance (Chine). En ce sens, ce que l’Allemagne a refusé aux pays du Sud, c’est-à-dire la compétitivité par une monnaie faible, elle se l’accorde aujourd’hui en dopant ses exportations. Les milieux économiques allemands voient d’un bon œil l’affaiblissement de l’euro et s’accommodent plutôt bien (et plus si affinité) d’une crise tant qu’elle reste localisée. C’est dans ce sens que j’interprète les récentes déclarations de la Chancelière, en particulier sur le temps nécessaire pour trouver une solution et le caractère non systémique de la Grèce. Cette situation risque de renforcer l’intransigeance allemande dans les discussions à venir. Le fait que les pays européens s’alignent ou non sur des positions dures et imposent à la Grèce de passer sous les fourches caudines sera l’autre indicateur clé sur l’état des rapports de force.

Ou les rapports de force sont une bulle que la volonté des peuples peut faire éclater, ou le pays qui a inventé le mot de démocratie sera aussi le pays qui mettra fin à cette idée – à son corps défendant.

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