« Can Lloyd George Do It ? » (Keynes et Henderson, 1929)
Créer un emploi en génère d’autres
« Can Lloyd George Do It ? » est un pamphlet publié en 1929, écrit conjointement par Keynes et Hubert Henderson (1890-1952), l’un des premiers étudiants de Keynes à Cambridge.
Ce texte de soutien à David Lloyd George est un peu inattendu si l’on pense à ce que Keynes avait écrit à propos du Président du parti libéral britannique dix ans auparavant, quand l’un de ses collègues à Cambridge lui avait conseillé de retirer du manuscrit de The Economic Consequences of the Peace (1919), la qualification de celui qui était alors Premier ministre en Grande-Bretagne, de « représentant de l’homme néolithique ».
Sur le plan de son argumentation, « Can Lloyd George Do It ? » est très faible, il s’agit en fait d’un simple effort de communication pour soutenir un manifeste du parti libéral intitulé « We Can Conquer Unemployment » : nous pouvons vaincre le chômage. Keynes a investi dans son pamphlet l’entièreté de son talent rhétorique, mais si l’on y trouve beaucoup d’effets de manche, on n’y trouve que très peu de preuves, si ce n’est des preuves par l’absurde.
« Can Lloyd George Do It ? » joue cependant un rôle historique impossible à ignorer car c’est le seul texte de Keynes où l’on trouve une défense de ce qu’on appelle aujourd’hui une « politique keynésienne de grands travaux ». Si une politique de grands travaux était prônée à l’époque en Grande-Bretagne, elle faisait partie de la panoplie du parti Conservateur où elle était incarnée par Harold Macmillan, futur Premier ministre, qui en était le porte-drapeau : cette politique de grands travaux était le fleuron de sa politique dite de « nationalisme économique ».
« Can Lloyd George Do It ? » est aussi le texte où Keynes et Henderson affirment que tout chômeur mis au travail crée automatiquement d’autres emplois, tout en précisant que le chiffre exact ne peut en être calculé. Richard Kahn (1905 – 1989), qui serait l’exécuteur testamentaire de Keynes, saisira la balle au bond en proposant un outil de calcul que ce dernier reprendra à son compte tout en reconnaissant sa dette en en faisant l’un des principaux objets du chapitre 10 de sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) : « The marginal propensity to consume and the multiplier ».
Le « multiplicateur » aura un bel avenir : il deviendra un outil économique standard. Le multiplicateur budgétaire mesure l’impact sur le Produit intérieur brut d’une réduction du budget de l’État ; un multiplicateur inférieur à 1 signifie que si l’État diminue ses dépenses d’un euro, le PIB baissera de moins d’un euro, supérieur à 1, il signifie que si l’État diminue ses dépenses d’un euro, le PIB baissera de plus d’un euro.
Le multiplicateur sera au cœur d’une crise en octobre 2012 quand Olivier Blanchard, l’économiste en chef du Fonds Monétaire International, affirmera qu’une erreur avait été commise dans l’évaluation du multiplicateur budgétaire en 2009, au lendemain de la crise des « subprimes ». Le chiffre de 0,5 utilisé à cette époque pour l’Europe justifiait une politique d’austérité, alors que le chiffre réel, situé lui dans la fourchette 0,9 à 1,7 et « significativement supérieur à 1 au début de la crise » selon Blanchard et Daniel Leigh, le co-auteur de l’étude qu’ils publieront conjointement en janvier 2013 (Blanchard & Leigh 2003 : 19), aurait encouragé la politique de relance que proposaient alors un grand nombre d’économistes. La Commission européenne et l’OCDE avaient elles aussi utilisé ce chiffre erroné proche de 0,5.
Comment se faisait-il que le chiffre soit faux ? Parce que si le multiplicateur était considéré de valeur 2 durant les décennies « keynésiennes » des années 1950 et 1960, les économistes néo-libéraux qui prirent le pouvoir dans les années qui suivirent considérèrent que la parfaite maîtrise du niveau des taux d’intérêt désormais acquise justifiait de réduire dans les calculs le multiplicateur budgétaire à 0,5, la possibilité existant d’abaisser les taux d’intérêt de manière à compenser l’impact d’une réduction des dépenses de l’État sur le PIB. Ils oublieraient que la crise qui débuta en 2007 fit baisser les taux de façon à ce point drastique que le pouvoir d’action des banques centrales sur le niveau des taux d’intérêt s’évapora.
Au temps donc pour ceux qui imagineraient que la « science » économique est une science exacte. Ironie supplémentaire, quand en avril 2012, cinq mois donc avant l’avertissement qu’il lancerait en octobre, Olivier Blanchard s’était vu demander lors d’une conférence de presse si la politique d’austérité menée par le Fonds monétaire international vis-à-vis de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande, n’était pas excessive, il avait répondu que « L’autocritique est toujours difficile mais n’est pas pertinente dans le cas présent » (Talley 2013).
Les deux « multiplicateurs »
Au chapitre 10 de la Théorie générale, Keynes précise qu’il y a deux « multiplicateurs » : le sien et celui de Kahn. Le sien, qu’il qualifie de « multiplicateur d’investissement », mesure l’impact d’une augmentation de l’investissement sur l’augmentation, et dans quel degré, des revenus, et l’impact de l’augmentation afférente des dépenses sur la demande globale et, en conséquence, sur l’emploi (Keynes 1936 : 115). Le « multiplicateur » de Kahn, que Keynes qualifie de « multiplicateur d’emploi » est d’une autre nature : il mesure le nombre induit d’emplois créés, directement et indirectement par la création d’un emploi. Ou, dans les termes qu’utilise Keynes :
« Le multiplicateur de M. Kahn […] mesure le taux d’accroissement de l’emploi total qui est associé à un accroissement donné d’emploi primaire dans les industries où l’on investit » (ibid.).
Par exemple, la création d’un emploi de fondeur induira la création d’une fraction d’emploi de mineur dans une mine de fer, une fraction d’emploi de mineur dans une mine de charbon servant à fondre le minerai de fer, etc. Keynes écrit :
« Qu’une demande pour un complet requière une demande pour de la toile ; qu’une demande pour de la toile implique une demande pour du fil, et pour de la laine ; que les services des fermiers, des marchands, des ingénieurs, des mineurs, des transporteurs, des employés, soient tous impliqués, c’est là le b.a.-ba de la science économique » (Keynes & Henderson [1929] 1972 : 105-106).
Alors que Keynes & Henderson affirmaient qu’« Il n’est pas possible de mesurer les effets de ce type avec une quelconque précision… » (ibid. 107), Kahn proposa une méthodologie pour le faire. Dans ses conférences Mattioli publiées en 1984, il offrira un exposé détaillé de sa collaboration avec Keynes sur le concept du multiplicateur. Il assure en particulier que la notion lui était familière à l’époque où il rédigea l’article où son multiplicateur est présenté pour la première fois : « The Relation of Home Investment to Unemployment » (1931) ; son père lui en aurait d’ailleurs parlé quand il était petit :
« Quand j’avais à peu près huit ans, mon père m’expliqua l’effet cumulé du fait de procurer un emploi à un homme de plus » (Kahn 1984 : 101).
L’octroi
Curiosité si l’on pense à l’époque présente, Keynes et Henderson mentionnent dans « Can Lloyd George Do It ? » le commentaire approbateur que fit une revue financière grand public à propos de la politique de grands travaux proposée par Lloyd George au nom du parti Libéral britannique, commentaire qui se terminait ainsi :
« Si les routes, par exemple, n’étaient pas construites et entretenues par les autorités publiques utilisant des fonds publics, qui d’autre le ferait et les entretiendrait ? Ce ne seraient certainement pas les entreprises privées qui s’acquitteraient de la tâche, car l’époque des octrois appartient au passé ! » (Keynes & Henderson [1929] 1972 : 114).
Keynes lui-même était coutumier d’affirmations péremptoires du caractère irréversible de certaines évolutions historiques, telle la disparition du « laisser-faire ». On sait ce qu’il en est advenu. L’ouvrage fameux de Karl Polanyi (1886 -1964), La grande transformation (1944) souffre du même mal : l’auteur y annonce le recul irréversible du libéralisme, erreur majeure elle aussi, qui entache malheureusement une œuvre tout entière, même s’il faut faire la part chez Polanyi comme chez Keynes, d’une politique délibérée d’annonces prophétiques avec l’objectif stratégique de tenter de les rendre ainsi auto-réalisantes.
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Blanchard, Olivier & Leigh, Daniel, « Growth Forecast Errors and Fiscal Multipliers », IMF Working Paper 13/1, January 2013, 42 pp.
Kahn, Richard, The Making of Keynes’ General Theory, Cambridge : Cambridge University Press, 1984
Keynes, John Maynard, « Can Lloyd George do it ? » (1929) avec Hubert Henderson, in Essays in Persuasion, Donald Moggridge (sous la dir.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume IX, Cambridge: Macmillan / Cambridge University Press for the Royal Economic Society, [1931] 1972
Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, 1936, Donald Moggridge (sous la dir.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume VII, Cambridge : Macmillan / Cambridge University Press for the Royal Economic Society, 1973
Keynes, John Maynard, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie [1936], traduit de l’anglais par Jean de Largentaye, Paris : Éditions Payot, 1942
Talley, Ian, « IMF Details Errors in Calling for Austerity », Wall Street Journal, le 3 janvier 2013
Réponse de o1 , et en attendant le réponse de o3 Je comprends que vous soyez curieux de savoir comment…