Billet invité. Ouvert aux commentaires.
Les horribles assassinats de 17 personnes du 7 au 9 janvier ont suscité en France et dans le monde une émotion légitime dont la manifestation le plus emblématique a été la marche républicaine du 11 janvier à Paris. Ils relancent aussi tragiquement le débat sur l’origine du terrorisme islamiste et notamment l’intérêt pour la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations, qui, a priori, a l’avantage séduisant de fournir une explication logique dans le contexte de l’irrésistible ascension des mouvements fondamentalistes musulmans telle qu’elle est présentée par les media occidentaux. Elle a par contre l’inconvénient d’être plus descriptive qu’explicative, et d’être fondée sur un concept flou, qui a bien du mal par exemple à expliquer pourquoi la plupart des conflits armés dans le monde opposent des « semblables » à l’intérieur des civilisations telles que définies par Samuel Huntington.
Il est bien possible que ce soit une grille de lecture pertinente dans le temps très long, quand l’humanité se languira d’avoir enfin trouvé des solutions durables à ses problèmes matériels de survie, au même titre que certains estiment que l’ultime conflit humain pourrait être la guerre des sexes, quand la procréation sera maitrisée au point de pouvoir être « same sex ». Mais en attendant ces jours lointains, les conflits humains s’expliquent plus par des conflits d’intérêt bassement matériels que par de hautes raisons religieuses, philosophiques ou morales, qui, quand elles sont invoquées, sont plus des alibis que des causes réelles. En clair, le désespoir des laissé-pour-compte et des exclus de la globalisation heureuse explique sans doute beaucoup mieux que la lecture des textes religieux leur recours à la violence.
Or cette globalisation néolibérale heureuse n’est pas une civilisation, pas même une religion sauf pour quelques illuminés. C’est un mode d’exploitation financière optimisée de la biosphère, humanité comprise, qui se cache derrière quelques grands principes : démocratie, droit de l’homme, protection de l’environnement, liberté d’expression depuis quelques jours, etc. pour faire progresser ses intérêts tout en pratiquant presque systématiquement le « faites ce que je dis et ignorez ce que je fais » comme le montre la mise sous tutelle de l’information officielle en « Occident » dont on peut constater trop souvent qu’elle a le respect de la liberté d’expression très sélectif. Ses rudes principes fondateurs ont pour doctrine principale que les rapports de force omniprésents dans nos vies ne peuvent être résolus que sur la base de la loi du plus fort, – qui a le droit de tout prendre s’il le souhaite, y compris celui « d’ajuster » la loi pour se le permettre -, et donc de la compétition et de l’exclusion. Ce comportement, peu fréquent dans la nature où la régulation est plus souvent consensuelle et coopérative que conflictuelle et par attrition ne fait pas l’unanimité même en Occident, où des institutions aussi anciennes et respectées que l’Eglise Catholique, – dont il challenge sournoisement en ayant le toupet de s’en réclamer, tous les principes éthiques et moraux au nom de la modernité -, les contestent ouvertement.
Il y a un incontestable problème de cohabitation pacifique entre l’islam qui se veut universel et imposer sa vision de la gestion des affaires des hommes au reste du monde, si besoin est par la terreur. Cette vision est soutenue par des Etats dont on a voulu pendant longtemps nous faire croire en Occident qu’ils étaient tous dirigés par d’affreux dictateurs sanguinaires, – ce qui était malheureusement vrai pour les peuples qu’ils opprimaient, mais moins pour le reste du monde -, membres d’un axe du mal qu’il fallait abattre. Il est aujourd’hui difficile de nier que les amis fréquentables de l’Occident dans les pays islamiques ne traitent souvent pas mieux leurs peuples, et contribuent eux aussi à « allumer le feu », aidés et souvent encouragés en cela par certains pays « occidentaux », – il faut bien qu’ils achètent leur énergie et vendent leur matériel de guerre quelque part -, qui, de l’Afghanistan à la Syrie en passant par l’Irak ou la Libye, ne se sont jamais privés d’activer ces feux quand ils estimaient que leurs ravages pouvaient leur être favorables.
Ces gouvernements occidentaux font-ils partie pour autant du clan islamiste au sens du choc des civilisations? Leurs dirigeants apprentis sorciers doivent-ils tous être jugés pour haute trahison de la « civilisation » occidentale ? Répondre à la question, c’est effectivement contester la pertinence du concept de Samuel Huntington pour constater que la résurgence des mouvements religieux n’est pas la cause première du terrorisme mais le produit d’une réaction au vide éthique, moral et matériel que crée le néolibéralisme financier pour s’enrichir toujours plus en éliminant toutes les contraintes qui peuvent entraver la recherche de la maximisation de son retour sur capital financier. Dans ces conditions, le « monde musulman » pose certainement un problème particulier « au reste du monde », mais ce n’est certainement pas en faisant de la surenchère idéologique et religieuse qu’on le résoudra ; on ne fera au contraire que le faire croitre et embellir.
L’intégration des musulmans n’est pas, tant s’en faut, la seule raison pour laquelle il est urgent de sortir de l’impasse néolibérale. Le blog de Paul Jorion évoque très souvent la déliquescence mortifère du modèle économique des sociétés occidentales dites avancées, qui doivent faire face d’une part à la raréfaction du travail provoquée par les progrès technologiques (automatisation, intelligence artificielle…) et de l’autre à une concurrence fiscale et sociale acharnée pour attirer les entreprises sur leur territoire. Il le fait sans pouvoir toutefois proposer concrètement, à court terme, d’autres perspectives que la résignation à tous ceux qui ne peuvent pas aller chercher sous d’autres cieux la solution à leurs problèmes.
Mais le vent est peut-être en train de tourner. La presse américaine vient de signaler que ce que l’on considère comme la possible plate-forme de la candidate Hillary Clinton (« Report of the Commission on Inclusive Prosperity ») comportait un important volet sur la défense et la promotion des classes moyennes américaines que l’évolution des 30 dernières années a fortement secouées (suppression des hiérarchies intermédiaires, délocalisation, robotisation, mécanisation de plus en plus nombreuses de taches intellectuelles…).
La fraction la moins obtuse de l’oligarchie néolibérale commencerait ainsi à prendre conscience que laminer la classe moyenne est certes formidable pour les résultats financiers à court terme des entreprises et le bonus de leurs cadres dirigeants, mais mauvais à moyen et long terme pour les pouvoirs publics et les actionnaires, parce que ce laminage martyrise Sainte Croissance en détruisant beaucoup de « bon » pouvoir d’achat, celui des classes moyennes, et en le remplaçant par du moins bon, par exemple dans le secteur de la distribution, voire par aucun pouvoir d’achat du tout dans le cas du chômage de longue durée, dont les victimes n’ont pas d’autre solution que de sortir des circuits marchands officiels, ce qui ampute d’autant le PIB, les bénéfices et les impôts.
On peut rêver : ce serait formidable si cette prise de conscience pouvait être annonciatrice d’un remplacement de la convergence d’intérêts entre managers et actionnaires, forcement court-termiste et grande destructrice de valeur sociale, économique et écologique qui prévaut actuellement, par une convergence d’intérêts entre l’ensemble des salariés, les actionnaires, et si possible, les clients. Ces solidarités nouvelles sont en effet les matrices indispensables d’un système de fonctionnement durable, dans lequel le paradigme de la vente d’un maximum de produits sera remplacé par celui de la vente d’un maximum de valeur d’usage extraite des matières premières et de l’énergie utilisée.
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Pour en savoir plus:
– The Clash Of Civilizations – Samuel Huntington – Foreigh Affairs – Summer 1993
– America just got its first glimpse at Hillarynomics – here’s what it looks like
– « Report of the Commission on Inclusive Prosperity » – Center for American Progress January 2015
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