Billet invité.
L’émotion retombe progressivement, et à mesure que les informations filtrent d’une enquête qui devrait encore livrer (espérons-le) beaucoup d’éléments, il est nécessaire d’analyser plus en détails les objectifs des commandos.
Cette analyse est indispensable d’abord pour mieux comprendre nos points de faiblesse et les directions dans lesquelles nous devons progresser, mais aussi pour pouvoir au mieux « capitaliser » sur l’extraordinaire mobilisation du peuple français ce 11 janvier, et faire en sorte que notre succès de ce jour (et nous allons voir que jusque-là nous n’en avons pas eu beaucoup) ne reste pas sans lendemains.
Enfin, sachez que d’ores et déjà, les mouvements djihadistes sont en train d’analyser ce qui vient de passer, afin de profiter des enseignements pour faire évoluer leurs actions et préparer de nouvelles opérations encore plus efficaces[1].
RAPPEL DES FAITS ET DES ZONES D’OMBRE A ECLAIRCIR :
Le 7 janvier 2015, deux hommes, bien armés et déterminés, font irruption – après quelques cafouillages (erreur d’adresse, d’étage et de palier) – au sein de la rédaction de Charlie Hebdo et massacrent froidement 12 personnes : un agent d’entretien dans l’escalier, l’officier chargé de la protection de Charb, et 9 membres de la rédaction.
En sortant, ils sont pris à partie par des patrouilles de police rapidement rameutées sur les lieux, un policier Ahmed Berabet est blessé et achevé au sol par l’un des deux hommes (dont l’identité n’a pas encore été communiquée à ce jour).
Les deux commandos prennent ensuite la fuite, et changeant rapidement de véhicule, ils parviennent à échapper aux forces de l’ordre.
L’émoi est immédiat. La volonté des djihadistes est évidemment d’exécuter une condamnation pour blasphème d’un journal haï par les fanatiques. Mais les exécutants veulent aussi produire un effet de terreur et de choc par les images (ils savaient probablement qu’ils étaient filmés lorsqu’ils ont achevé le policier à terre).
A ce stade, l’opération est un succès pour le commando : leur objectif (« tuer Charlie Hebdo – venger le prophète Mahomet », et déclencher par l’ultra-violence un choc) est atteint.
La question de l’ultra-violence de l’attaque n’est pas accessoire : les assaillants veulent déclencher le cycle émotion-réaction et à faire perdre le sang-froid aux populations et aux autorités, afin de provoquer une escalade vers les extrêmes. La tactique choisie (attaque directe au lieu d’une bombe, policier achevé à terre devant de nombreux témoins…) montre cette volonté, ainsi que celle d’engager d’autres actions (à ce stade le commando agi masqué, ce qui montre qu’il y a volonté de réitérer des actions mais aussi de profiter des dénis et autres thèses complotistes classiques, qui vont d’ailleurs immédiatement fleurir dès les premières heures).
Mais ce succès reste limité du fait de l’ampleur faible de l’attaque (un commando de taille « optimale » nécessite 3 personnes et non deux, montrant de fait l’isolement des individus – même si des informations contradictoires ont circulé longtemps sur un « troisième homme » qui aurait changé beaucoup de choses). Et surtout, leur succès est vite gâché par l’identification très rapide des individus (une carte d’identité abandonnée dans la précipitation et le stress, mais aussi des empreintes relevées sur une des cagoules abandonnées dans le véhicule et correspondant à un individu fiché au titre de son appartenance à un vieux réseau djihadiste) : les frères Kouachi sont dévoilés et dans la nuit un signalement est lancé.
Nous verrons aussi que le fait que le policier tué aussi violemment soit arabe et musulman va aussi jouer contre les objectifs du commando.
A peine 12 heures après l’attaque, grâce à un remarquable travail des enquêteurs, les premières opérations visant les appartements et le cercle familial proche des frères Kouachi ont commencé, l’information de leur identification filtre d’ailleurs trop rapidement (elle est sous-entendue par un journaliste TV dès 23h le 7 janvier).
Le 8 janvier au matin à Montrouge, un individu isolé surgi d’un véhicule pour tuer une policière municipale et blesser un agent de la voirie. L’individu, lui aussi bien armé et déterminé, prend la fuite. De même, le jeudi soir, un joggeur est blessé par balles, et les informations transmises aujourd’hui montrent que l’arme est l’une de celles présentes dans l’épicerie Casher Porte de Vincennes le lendemain). Les raisons de cette attaque restent encore inconnues, même si la scène s’est déroulée à proximité de la résidence de l’auteur de l’attaque, qui n’est alors pas encore identifié. Il semblerait que l’explosion de deux voitures à Villejuif le 7 au soir soit également une action du même individu.
Les frères Kouachi réapparaissent alors à visage découvert, sur une route nationale entre Paris et Reims (résidence de l’un des deux frères). Ils braquent sans violence une station service pour obtenir carburant et vivres. L’alerte est rapidement donnée, et il semblerait (les informations manquent encore sur cette phase) qu’ils soient localisés dans une zone forestière, avec ou sans véhicule.
Le vendredi 9 au matin, la tension est à son comble alors que les auteurs des deux attaques, peut-être coordonnées (je l’ai cru personnellement), sont en action en France, le groupe de 2 localisé dans une zone entre Paris et Reims et l’autre quelque part en Région parisienne.
Le groupe Kouachi est rapidement localisé, après la capture d’un nouveau véhicule. L’intervention rapide des gendarmes amène les deux hommes, dont un légèrement blessé, à se réfugier dans une imprimerie à Dammartin, prenant en otage le gérant. La zone est bouclée. Nous apprendrons bien plus tard que le gérant est rapidement libéré sans dommages, les deux commandos, qui agissent désormais à visage découvert, affirmant ne pas « tuer de civils » (ils avaient annoncé dès la première attaque « ne pas tuer les femmes », malgré le meurtre d’Elsa Cayat à la rédaction de Charlie Hebdo). Nous apprendrons aussi qu’il y avait un employé qui s’est caché dans le bâtiment à l’insu des frères Kouachi, et qui va renseigner les forces de l’ordre.
Alors que le siège s’éternise à Dammartin, les forces du GIGN sur place ne parvenant pas à établir un contact avec les frères Kouachi, une autre attaque a lieu dans une épicerie casher Porte de Vincennes. Un homme seul fait irruption et ouvre le feu, tuant 4 personnes, et bloquant la fuite d’autres personnes. Le déroulement exact des faits n’est pas encore connu (nombre d’otages, nombre de personnes cachées dans l’épicerie à l’insu du terroriste), mais le contact est rapidement pris : il s’agit d’Amedy Coulibaly, qui est rapidement identifié comme l’auteur de l’attaque de la veille à Montrouge. Il exige que l’on laisse les frères Kouachi partir de Dammartin et menace si l’assaut est donné, de tuer tous les otages. L’opération est prise en charge par le Raid.
A Dammartin comme Porte de Vincennes, les terroristes commencent à miner avec de la dynamite les locaux. Les autorités sont prises en étau dans un piège, celui d’une prise d’otages multiple.
En fin d’après-midi du 9 janvier, alors que la nuit va bientôt tomber, les évènements se précipitent :
A Dammartin, les frères Kouachi sortent (sans que l’on sache encore s’ils préviennent un assaut imminent ou non), et sont abattus par les forces de l’ordre à l’issue d’un échange aussi violent que bref.
Porte de Vincennes, alors que l’annonce du dénouement est à peine faite, l’assaut est lancé par le Raid, et après de longs échanges, les otages sont tous libérés (certains blessés) et Coulibaly est abattu près de l’entrée.
Les revendications arrivent progressivement :
Les frères Kouachi agissent dans le cadre d’un réseau lié à Al Qaida (AQPA exactement).
Coulibaly déclare agir de manière coordonnée avec l’attaque des Kouachi, mais pour Daesh (tout en exigeant l’arrêt des attaques française au Mali).
Il appartiendra d’établir avec précision les liens et le caractère coordonné ou d’opportunité des attaques. Il sera aussi intéressant d’établir quels étaient les plans initiaux de Kouachi et de Coulibaly, les deux ayant préparé des attaques mais manifestement changé leurs plans en cours d’opération. Il semble à ce stade que Coulibaly précipite son action de manière désordonnée (bombe, 2 attaques, puis prise d’otages) suite à l’attaque des frères Kouachi, comme s’il voulait « occuper le terrain ».
PREMIERES ANALYSES DE CES OPERATIONS
Malgré ces zones d’ombre, le rappel des faits ci-dessus permet de tirer des premières analyses très importantes :
- Les attaques subies par la France des 7 au 9 janvier n’ont rien d’une nouveauté :
Elles correspondent au nouveau mode opératoire d’Al Qaida depuis Bombay (novembre 2008) et le changement majeur intervenu. Al Qaida est passé d’opérations de grande ampleur à échelle mondiale (New York 2001, Atocha 2004 et Londres 2005), visant des moyens de communication, à des actions de plus petite ampleur, mettant en œuvre des attaques symboliques, et reposant sur une double action dite « glocale » : une action liée à un Djihad local (un mouvement local fournit les moyens humains notamment), mais intervenant dans l’action mondiale d’Al Qaida (qui assure le soutien intellectuel et logistique lointain).
Le mode choisi est donc l’emploi de petits commandos, déterminés, et saturant l’espace et les moyens de défense. Le choix de POM (Prises d’otages multiples) coordonnées se révèle ainsi le moyen privilégié. Il convient de rappeler que nos services ont tenté de se préparer au risque d’une POM, en travaillant essentiellement sur la coordination entre les services (qui sera optimale entre le RAID/GIPN et le GIGN).
Les cibles peuvent être multiples (Bombay) ou unique, mais le mode opératoire repose sur des commandos, de petite taille mais déterminés et mobiles, privilégiant les actions directes et répétées.
L’évolution s’est faite progressivement, et elle est avant tout la réponse aux progrès de nos services contre-terroristes, de plus en plus efficaces contre les grosses attaques à la bombe qui nécessitent une logistique, un temps de préparation, des moyens et des communications de plus en plus difficiles à garder inconnus des services de sécurité occidentaux[2].
Alors que beaucoup voient un « tournant » ou une « nouveauté, les opérations djihadistes des 7 au 9 janvier sont malheureusement conformes aux évolutions, jusqu’à l’exfiltration préalable des compagnes[3].
- Les objectifs des commandos découlent de leurs modes opératoires :
Les choix des modes opératoires (et surtout les changements en cours d’opérations de ces modes) permettent de distinguer trois cercles visés simultanément par ces opérations :
- le troisième cercle : la population française, qui doit être frappée d’horreur et réagir par la peur et l’amalgame. Les terroristes ont visé par les actions ciblées contre des symboles de notre liberté (rédaction de Charlie Hebdo) et les agents de police, à provoquer l’escalade vers les extrêmes et les réactions de stigmatisation et de vengeance. Malgré le nombre important d’actions islamophobes depuis le 7 janvier, la manifestation d’union nationale, et le rejet de l’extrême droite, a montré que cet objectif leur échappait.
Il faudra pourtant rester attentif aux boute-feux et autres arrivistes qui tenteront d’attiser la « guerre de civilisation » tant désirée par les djihadistes, par souci de carrière ou par bêtise. De même, les amalgames terrorisme/immigration, comme les reculs des libertés correspondent aux objectifs de gens qui haïssent l’Occident et souhaitent avant tout qu’il révèle sa « vraie » nature barbare et dangereuse pour l’Islam.
Enfin, relevons que le choix de la cible symbolique (« Charlie Hebdo ») pose d’emblée une contradiction avec l’objectif poursuivi de provoquer une division, une escalade, une « course aux extrêmes », tant les valeurs de Charlie Hebdo se révèlent en opposition avec les extrêmes et la violence. Il y a là une réelle erreur de jugement.
- le deuxième cercle : la population musulmane de France, dont les djihadistes se considèrent comme l’avant-garde mais aussi la partie la plus « pure ». Ce second cercle qu’ils doivent rallier, est l’objectif local de l’opération. De leur point de vue, cette population ne peut être gagnée à la « cause » d’un Islam « pur » à défendre et/ou à imposer, que par trois leviers classiques :
1) des actes contre des cibles symboliques (Charlie Hebdo, coupable de blasphème contre le Prophète et d’injures aux musulmans), et les Juifs (coupables d’occuper et de martyriser la Palestine).
2) Une « retenue » à l’égard des civils (à l’exception des précédents), et c’est ce qui explique le souci permanent des Kouachi de ne pas tuer des civils, de libérer les otages, voire de ne pas tuer les femmes (l’attaque de Coulibaly contre le joggeur est une exception).
3) Le martyre, propre à déclencher les classiques réactions de certaines franges de toute communauté humaine, toujours prompts à rechercher les postures victimisantes et accusatoires. La mort des auteurs, qu’ils recherchaient, aurait du être évitée à tout prix et il est extrêmement regrettable que nos forces de l’ordre n’aient pas réussi à priver les djihadistes de ce qu’ils cherchaient.
- le troisième cercle : la mouvance djihadiste internationale elle-même. Il s’agit de l’objectif « global » de l’opération. Dans cette mouvance, depuis un an, Al Qaida et Daesh se livre à une lutte pour la suprématie. Cette lutte dégénère parfois en affrontements violents (Syrie 2013-2014), mais reste la plupart du temps une lutte de légitimité.
Par leur opération (concomitante à une offensive en Syrie d’Al Nostra, relais local d’Al Qaida, contre des enclaves chiites de Nubol et Zahra), les frères Kouachi ont tenté de redonner un avantage à AQ (confronté à la montée de Daesh), mais l’action de Coulibaly, revendiquée de manière répétée au nom d’EI, vient brouiller le résultat. Etait-ce réellement coordonné ou s’agit-il d’une réaction d’un mouvement rival ? L’enquête devra le dire.
AU FINAL QUELLES CONCLUSIONS ?
L’analyse des premiers éléments en notre possession donne donc un bilan contrasté. Cette attaque a été « techniquement » un succès pour les djihadistes : elle a pu être menée et poursuivie sur plusieurs jours, les autorités françaises se montrant étonnamment surprises, et incapables de reprendre l’initiative, alors que rien (à part une éventuelle coordination EI / AQ) n’est nouveau en 2015.
Les frères Kouachi ont conservé l’initiative jusqu’à leur mort, choisie par eux, malgré leurs erreurs (meurtre horrible d’un policier musulman) et la remarquable efficacité de nos services d’enquête, qui ont été capables d’exploiter rapidement les informations. L’action de Coulibaly est plus confuse mais non moins dangereuse : en attaquant des Juifs, il a réactivé le risque de communautarisation que nos gouvernants devront éviter au maximum.
Le succès tactique est donc limité grâce à l’efficacité de nos services (l’opération, la traque auraient pu durer des semaines sans l’identification aussi rapide des frères Kouachi), et surtout, il ne présume en rien d’un succès politique.
L’avenir seul nous dira si nous sommes capables de priver les djihadistes de leurs succès, rendant inutiles ces attaques.
Tout se jouera sur
notre capacité à ne pas céder aux pièges de l’escalade qui nous est tendu,
notre capacité à conserver nos valeurs et nos principes,
notre capacité à trouver des solutions techniques et opérationnelles aux prises d’otages multiples menées par des commandos cherchant le martyre.
Mais surtout sur notre capacité à conserver le « deuxième cercle » au sein de la communauté nationale. Ce « deuxième cercle » est l’objectif local des djihadistes en France. Cela exigera un travail en profondeur de longue haleine, un refus de céder aux tentations électoralistes et communautaristes, et un dialogue et une attention permanente aux évolutions d’une communauté, surtout ses jeunes, plus que jamais travaillée par des tensions contradictoires.
C’est à ce prix que nous pourront priver les djihadistes de recrutement, et garder la paix au sein de notre pays, suffisamment grand pour tous ceux qui en partagent ses valeurs humanistes universelles.
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[1] Les actions du commando ont ainsi été suivies aussi bien au Yemen (AQPA) que par Daesh ou d’autres mouvements, le dernier en date – à l’heure où nous écrivons – étant Mokhtar Belmokhtar, un des nos ennemis actuels les plus déterminés.
[2] On signalera notamment cette évolution constatée entre les attaques coordonnées par des bombes posées le même jour à plusieurs endroits (Kabylie 2007), puis par des véhicules piégés conduits par des kamikazes (Iraq 2008) avant la grande première de Bombay.
[3] L’épouse d’un djihadiste mauritanien a ainsi pu se réfugier au Pakistan en profitant d’une solidarité « internationale » de mouvements djihadistes parfois rivaux, mais qui savent aussi se rassembler, pour passer par le Mali, le Tchad, la Somalie et le Yemen.
Je m’étais laissé impressionner par Wikipédia qui affirmait qu’il n’y avait pas de schiste à Saint-Jean-le-Thomas. Du coup j’étais aller…