Billet invité.
Nous sommes partis à vélo, il faisait froid. Petit à petit, dans une convergence incertaine, un flot de plus en plus dense nous indiqua que nous allions dans le bon sens, vers ce lieu, la Place de Verdun, qui dans l’imaginaire local se caractérise essentiellement par une grande concentration de bars et de restaurants. Le temps réduit à peu de chose les symboles du passé.
Nous nous sommes glissés, ma femme, mes enfants et moi, dans la procession déjà en branle qui se déversait en continu dans l’avenue Foch. « LA Foch », comme on dit ici, « faire La Foch » signifie habituellement faire son shopping. Aujourd’hui c’était dimanche, tous les magasins étaient fermés. D’un pas lent, la gravité des uns cheminait en côtoyant la jovialité de ceux qui, retrouvant par hasard une connaissance ancienne, ne pouvaient s’empêcher de se souhaiter la « bonne année ». Les habitudes du temps long se percutent parfois avec l’actualité.
J’étais là parce que j’avais choisi d’être là mais la conviction n’y était pas. Alors que faire ? Et si j’en profitais pour faire à mon fils un « cours de manifestation » ! J’entends déjà mon fils de 13 ans : « c’est chiant d’avoir un père enseignant ! ».
Pour faire preuve d’un minimum d’objectivité, commencer par mettre en valeur ces instants de communion républicaine. Et de tenter avec force arguments, d’expliquer à mon fils, qui ne m’avait rien demandé, que « les gens » ont besoin dans les moments d’épreuve, de se retrouver ensemble pour avoir le sentiment d’appartenir à une communauté qui défend les mêmes valeurs.
Je ne m’étendis pas sur les valeurs, redoutant qu’il ne se souvienne d’une conversation récente, dans laquelle je lui expliquais que certaines personnes très riches vivaient en parallèle au sein de notre société, dans un entre soi basé principalement sur la valeur argent et qui n’hésitaient pas à afficher leur mépris du « peuple », hors caméra. Des gens pour qui les euros se comptent en millions. Petit cours d’économie complémentaire, je lui avais démontré qu’avec 1 000 000 € bien placé dans une banque, son père pourrait continuer de vivre sans travailler et même mieux, rien qu’avec les dividendes. Mais son père, n’a pas un million d’euros…
« Papa, j’en ai marre, j’vois rien ! » Ça, c’est ma fille de 9 ans « A chaque fois qu’on va à une manifestation, je ne vois que des derrières ! » Comment lui expliquer qu’a priori, c’est le principe de la manifestation, se fondre dans la masse, faire corps avec les autres… Non, je ne m’embarque pas là dedans. « Bon, d’accord, je te prends sur les épaules. Mais pas trop longtemps ».
C’est alors qu’au loin, je l’ai entendue pour la première fois. Indistinctement au départ, puis de plus en plus précise alors qu’elle se rapprochait de nous, comme une pluie d’orage poussée par les bourrasques de vent. Pourtant, pas de changement météo. La vague de clapotis nous rejoignit et je vis autour de moi les gens se mettre à applaudir tout autour de nous. Mes enfants firent de même. Puis l’averse applaudissante s’estompa et s’éloigna vers l’avant du cortège. Par la suite, d’autres averses de mains battantes nous passèrent dessus. Seules deux personnes, me semble-t-il dans notre proche voisinage, gardaient leurs mains dans leurs poches : ma femme et moi-même. Une fois, je dis à mon fils : « Demande à ta mère pourquoi elle n’applaudit pas ». « Elle m’a dit qu’elle n’applaudissait pas parce qu’elle ne savait pas ce qu’on applaudissait ! » « Ben, ton père c’est pareil. » Et d’enchaîner sur mes souvenirs coluchiens, quand celui-ci raillait les slogans qui commençaient en début de manifestation par « A bas, la répression, les manœuvres policières ! » pour devenir en fin de cortège : « A bas, les boutons pressions, vive la fermeture éclair ! »
Nous avons croisé (non, rattrapé) une amie qui dans la conversation dit à nos enfants « Vous avez la chance de connaître un moment d’extraordinaire et en plus vous y êtes ! » Un peu plus tard, un peu plus loin, mon fils m’a dit : « On passe devant Vidéo Futur, je peux prendre un film ? » Vidéo Futur, c’est ouvert le dimanche ! J’ai failli avoir le sentiment d’être un mauvais père incapable d’expliquer à son fils la valeur des choses. Mais je me suis souvenu de la dernière rencontre parents-profs au collège, où j’ai dû rougir un peu quand mon fils a eu les félicitations pour son travail, sa pertinence et sa maturité. Je ne regrette pas de ne pas avoir la télé à la maison, même si ça donne parfois à la famille des airs de martiens.
On a quitté la manifestation un peu plus tard parce ça n’avançait plus dans les petites rues et que les enfants commençaient à avoir faim. C’est sûr, on a loupé l’arrivée à la Préfecture et l’Evêque qui est sorti sur le parvis de la Cathédrale, crosse en main et qui, paraît-il, aurait chanté la Marseillaise. Ça, ça aurait plu à Cabu, Wolinski et les autres.
En rentrant à la maison, je me suis dit qu’il faudrait que je pense à m’engager dans un vrai mouvement solidaire, une de ces associations qui triment au quotidien avec ceux du bas, ceux qui n’ont pas les moyens de se cultiver parce qu’ils doivent trouver à bouffer, ceux qui aimaient aussi les grosses dégueulasseries de Charlie mais qu’avaient pas les moyens de se le payer, ceux qui dans la marge se laissent emporter à faire de connerie pour s’en sortir, ceux qui parfois finissent en tôle, ceux qui parfois, faute d’avenir, cherchent une vrai cause pour mourir.
Et puis, je vais continuer mon métier d’instit pour essayer de limiter un peu la fracture, pour que les gamins n’aient pas honte de parler de la religion de leurs parents, pour qu’ils apprennent à s’exprimer dans le respect des autres…
Au fait, on se disait avec les collègues, et si ils ne s’étaient pas appelés Cabu, Wolinski, Charb, Honoré, Tignous, Maris… combien y aurait-il eu de personnes dans les rues… Aller, bonsoir.
PS : La bourse monte et le marché de l’armement se porte bien…
Paul, Je n’ai vu de ce film, il y a longtemps, que ce passage (au début du film, je crois)…