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Keynes, Friedman, Syriza et la Troïka
En 1978, à Milan, Joan Robinson, l’élève, puis la disciple la plus brillante de Keynes, intervint dans la discussion qui conclut les conférences Rafaelle Mattioli, consacrées par Richard Kahn à la genèse de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936) ; Kahn ayant été, lui aussi, membre du « Cambridge circus », le « premier cercle » de l’économiste anglais.
Robinson dit ceci à cette occasion :
« Le principal problème de Keynes était qu’il était un idéaliste. Il pensait qu’aussitôt que les gens auraient compris sa théorie, auraient compris comment le système capitaliste fonctionne véritablement, ils se comporteraient de manière raisonnable et géreraient le système de telle sorte que des effets positifs en résultent. […] Keynes était un innocent qui croyait qu’une théorie intelligente prévaut sur une autre qui est stupide. Mais il va de soi que dans le monde réel l’impact d’une politique ne découle pas d’une compréhension intelligente de l’économie mais du jeu des intérêts particuliers et du désir de défendre le capitalisme contre les courants de pensée radicale de chaque époque. Comparer les mérites des approches est donc une perte de temps. Du point de vue du mérite, qui pourrait bien préférer Milton Friedman à Keynes […], mais ceci ne signifie nullement que l’influence de Keynes prévaudra sur celle de Friedman » (in Richard Kahn, The Making of Keynes’ General Theory 1984).
Pourquoi ces propos d’autrefois sont-ils toujours d’une brûlante actualité ? Parce qu’il demeure aussi vrai qu’il y a près de quarante ans que la validité d’une théorie économique sur un plan purement scientifique pèse de peu de poids au regard de son soutien ou non par des intérêts particuliers disposant du levier de l’argent.
L’affirmation sans ambiguïté par Milton Friedman que la direction des entreprises doit sacrifier les intérêts de ses clients ainsi que de ses propres employés, pour se mettre au service exclusif de ses actionnaires, est toujours nôtre, quels que soient les ravages que sa logique a exercés sur l’économie de marché. Cette même philosophie inspire aujourd’hui le Fonds monétaire international, la Commission européenne et la Banque centrale européenne, les trois composantes de la Troïka qui impose aux pays en difficulté de la zone euro des politiques de « réformes structurelles » caractérisées par leur refus d’envisager d’autres variables d’ajustement que le seul niveau des salaires, au prix des acquis de l’État providence, et dont les effets induits sont des taux de chômage pouvant atteindre, comme en Grèce ou en Espagne, le quart de la population en âge de travailler et, on l’a vu dans les pays où des politiques de ce type ont été appliquées par le passé, une baisse du niveau d’instruction et de l’espérance de vie ; ce n’est pas sans justification que Le Monde (en date du 22 décembre 2014) s’est fait l’écho de l’opinion selon laquelle « les exigences du FMI ont affaibli les systèmes de santé des pays africains frappés par Ebola » (*).
Entre les « intérêts particuliers » et les critiques émises par les « courants de pensée radicale », telles que les incarnent en ce moment les partis Syriza en Grèce et Podemos en Espagne, est-ce bien le rôle du FMI, de la Commission européenne et de la BCE, trois institutions censées nous représenter nous, citoyens ordinaires, au nom de l’intérêt général, de trancher en alignant leurs positions exclusivement sur les intérêts particuliers des milieux financiers ?
Lorsque nous observons, comme maintenant, les représentants de ces institutions, non pas informer mais menacer les électeurs qui cautionneraient les critiques émises par les « courants de pensée radicale » et voteraient pour des partis tels Syriza et Podemos, ne font-elles pas fi du suffrage universel et n’est-il pas de notre devoir à nous, représentants de l’opinion publique, de leur rappeler que leur mandat s’exerce dans un cadre qui est celui du respect des règles démocratique présidant à nos sociétés ?
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(*) Le Monde : Les exigences du FMI ont affaibli les systèmes de santé des pays africains frappés par Ebola.
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