Le style de Keynes

Le ton de Keynes dans l’expression de ses pensées était bien particulier. Les Américains ont toujours craint de se voir « bamboozled » par lui : embobinés. Il existe une expression en anglais : « too clever by half », trop malin de moitié, qui semble avoir été faite pour lui.

Le style dans lequel Keynes écrit nous est connu alors que le style dans lequel il parlait nous est lui aujourd’hui essentiellement inconnu, si l’on excepte une vidéo d’une minute environ où Keynes lit un texte à l’occasion en 1931 de l’abandon définitif de l’étalon-or en Grande-Bretagne, une grande victoire pour lui comme nous avons eu l’occasion de le voir. Il existe cependant quelques endroits où l’on peut découvrir ce style : dans les retranscriptions de discussions auxquelles il participa. Je vais citer quelques passages de l’une de celles-ci pour tenter de communiquer au lecteur ce qui caractérisait le ton très personnel de Keynes.

J’ai choisi la déposition de Keynes le 15 décembre 1932 devant la Royal Commission on Lotteries and Betting, la commission royale britannique des loteries et des jeux. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer cette déposition du fait que c’est dans son cadre que Keynes utilisa pour la première fois l’image devenue fameuse de l’économie subordonnée à l’activité d’un casino.

En octobre 1932, Edward Bridges, secrétaire de la commission, contacte Keynes pour lui demander s’il serait disposé à témoigner « sur des questions telles que la mesure dans laquelle les dépenses occasionnées par des loteries et des jeux portent atteinte au bien-être économique ou à la santé financière d’une nation ». Bridges précise à l’intention de Keynes qu’il est appelé à témoigner au titre de personne « disposant d’une expérience sur les questions économiques et financières » (Keynes [1932] 2013 : 397-398).

Keynes débute sa déposition écrite en huit points par la déclaration suivante :

« 1. Je m’exprime au titre d’économiste, et non de moraliste, supposant qu’il existe une disposition que les gens insistent à vouloir satisfaire, et que sa prohibition totale a été jugée soit indésirable, soit impraticable » (ibid. 398).

Le dernier des huit points dit ceci :

« 8. En résumé, les jeux devraient être bon marché, équitables, frivoles et à petite échelle, si l’on veut que leurs conséquences économiques se réduisent à leur minimum, et que l’amusement et une stimulation modérée soient maximisés. Il me semble que l’on ajouterait à la bonne humeur si pratiquement tout le monde dans la nation s’éveillait chaque dimanche matin en tendant la main en direction du journal du dimanche avec l’éventualité même minime d’avoir gagné une petite fortune. Il est agréable de se trouver en permanence dans un état d’esprit où l’on imagine que toutes sortes de choses sont possibles » (ibid. 399).

Le lecteur jugera à la lumière de ce point 8, représentatif de l’ensemble de la déclaration, si Keynes avait su se cantonner au rôle de l’économiste, sans s’aventurer dans celui du moraliste. Ses réponses aux premières questions qui lui sont posées par les membres de la commission présentent pour le moins la même ambiguïté. Mais c’est le cas aussi de certaines des questions qu’on lui adresse. Ainsi quand Mme Stocks lui dit : « Ceci a été affirmé par d’autre témoins, qui ont exprimé les choses sans ambages et ont dit que les paris nous préservent du bolchevisme », Keynes lui répond : « Ce ne serait pas une mince affaire » (ibid. 407).

L’un des membres de la commission prendra ombrage du fait que dans ses réponses, Keynes a rapidement cessé de s’en tenir aux termes de son engagement proclamé de « [s]’exprime[r] au titre d’économiste, et non de moraliste ».

Reprenant à Keynes certaines de ses expressions, Sir David Owen l’interroge : « Je ne suis pas certain quant à moi de savoir ce qu’est un économiste. Quelle est sa fonction ? S’agit-il pour eux de contribuer à la bonne humeur et à la frivolité de la vie ? »

Keynes répond : « Mon intention, il me semble, est de promouvoir en ces matières, la clarté de la pensée ».

Sir David Owen : « Je pensais que la fonction de l’économiste était de s’occuper de faits concrets et de statistiques pour prouver des choses. Votre déclaration selon laquelle les êtres humains aiment succomber de temps à autre à une palpitation m’a intéressé. Avez-vous des statistiques pour prouver cela, ou est-ce simplement une opinion personnelle ?

Keynes : « Je n’ai pas procédé à un recensement à ce sujet » (ibid. 408).

Owen souligne à l’intention de la commission que contrairement à son assertion initiale, Keynes ne s’exprime à aucun moment au titre d’économiste, mais en son nom personnel.

Keynes est désormais sur la défensive et quand Sir James Leishman lui demande, « avec grand respect », ce sont ses termes, si sa proposition d’une loterie hebdomadaire était sérieuse, il répond cette fois : « J’exprimais seulement une opinion personnelle, et il se peut que je sois sorti de mon rôle en exprimant une opinion de ce genre » (ibid. 409).

Nous sommes en 1932, Keynes a publié A Treatise on Money deux ans auparavant mais il est célèbre depuis treize ans déjà : depuis le succès en librairie de son The Economic Consequences of the Peace. Il n’envisage plus que l’on puisse le faire témoigner au titre d’expert dans l’un ou l’autre domaine : si on le fait venir, c’est selon lui pour entendre « Keynes » s’exprimer sur le sujet qui fait débat. Quand il est rabroué et qu’on lui rappelle que c’est en réalité l’expert que l’on veut entendre de préférence à « Keynes », il fait marche arrière, non sans avoir d’abord décoché une dernière insolence : non, il n’a pas procédé à un recensement pour s’assurer que les êtres humains aiment succomber à une palpitation.

Quinze ans auparavant, en 1917, avant donc d’être connu, Keynes, alors âgé de 34 ans, avait été envoyé en mission aux États-Unis, mandaté par le ministère des Finances afin de négocier un prêt de l’administration américaine. Sir Basil Blackett, le représentant britannique en poste avait alors écrit à Londres à son propos : « Grossier, dogmatique, et désobligeant », tandis que Sir Cecil Spring-Rice, l’ambassadeur britannique à Washington notait dans une lettre qu’il adressait à son épouse : « Il fut grossier au-delà de toute expression et il faudra que je prenne des mesures. Il est aussi un Don [un professeur à Oxford ou à Cambridge] et la combinaison est loin d’être plaisante. Il est également un jeune homme talentueux et je suppose que la règle pour ceux-ci aujourd’hui est de faire démonstration de leur immense supériorité en écrasant l’insignifiance méprisable des créatures indignes autour d’eux » (Skidelsky 1983 : 342).

Tout dépendait bien entendu du regard que l’on portait sur la personnalité de Keynes. L’économiste Lionel Robbins voyait Keynes « homme mûr » sous un tout autre jour que le « blanc-bec » ayant horripilé Blackett ou Spring-Rice. Il écrivit dans son journal le 24 juin 1944, au soir d’une réunion à Atlantic City, préparatoire à la conférence monétaire internationale qui s’ouvrirait à Bretton Woods la semaine suivante :

« Ceci s’est très bien passé. Keynes était de son humeur la plus clairvoyante et persuasive, et l’effet en fut irrésistible. Dans de tels moments, je me prends souvent à penser que Keynes doit être l’un des hommes les plus remarquables ayant jamais vécu – sa prompte logique, cet éclair d’intuition qu’on voit aux oiseaux, cette fantaisie vivace, l’étendue de sa vision, et par-dessus tout, cet incomparable sens de l’aptitude des mots, tout cela se combine pour faire quelque chose se situant plusieurs degrés par-delà la limite de l’accomplissement humain ordinaire. Il est sûr que de nos jours seul le Premier ministre [Winston Churchill] est d’une stature comparable. Lui, bien sûr le surpasse. Mais la grandeur du Premier ministre est une chose bien plus facile à saisir que le génie de Keynes. Car en dernière analyse, les qualités spéciales du Premier ministre sont les qualités de notre race s’étant hissées au niveau de la grandeur. Alors que les qualités spéciales de Keynes se situent ailleurs. Il utilise, il est vrai, le style classique de notre culture et de notre langue, mais cela s’exprime à travers quelque chose qui n’est pas traditionnel, une qualité unique qui n’est pas de ce monde et dont on peut seulement dire qu’il s’agit du pur génie » (Skidelsky 2000 : 344).

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Keynes, John Maynard, « Royal Commission on Lotteries and Betting » 1932, Donald Moggridge (sous la dir.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume XXVIII, Social, Political and Literary Writings. Cambridge : Cambridge University Press, 2013 : 397-412

Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Hopes Betrayed 1883-1920, London : Macmillan, 1983

Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, London : Macmillan, 2000

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