Billet invité.
Wikipedia nous dit de la surfusion qu’elle est: “l’état d’une matière qui demeure en phase liquide alors que sa température est plus basse que son point de solidification. C’est un état dit métastable, c’est-à-dire qu’une petite perturbation peut suffire pour déclencher abruptement le changement vers la phase solide.”
En janvier de cette année 2014 qui se termine, cela fait six ans déjà que la chute du domino espagnol a déclenché le déchiquettage économique et social. Le sauvetage des banques en perdition, l’effondrement du secteur de la construction qui en est tributaire, le chômage qui explose, les salaires qui baissent, les recettes fiscales qui suivent, le déficit qui se creuse, la dette qui décolle, le début de la spirale de l’austérité. Ce sont les socialistes du PSOE qui commencent le travail de sape, ils sont sans surprise laminés après 3 ans d’usure aux législatives de novembre 2011 par une droite du PP vierge de tout péché, calfeutrée qu’elle se trouve dans l’opposition depuis 2004. Elle poursuit la stratégie de choc dans un contexte social globalement pacifié car on veut la croire, elle qui jure détenir la recette pour changer le cap et martèle qu’à l’orage succéderont les beaux jours très vite.
Mais contexte globalement pacifié ne veut pas dire que rien ne se passe pour autant. Un évènement se produit qui cristallise pour la première fois les frustrations accumulées: le 15 mai 2011 les Indignés occupent la Puerta del Sol et lancent le Mouvement du même nom. Ils sont dénigrés par les élites bien pensantes qui ne voient en eux qu’une bande de freaks, frikis en spanglish contemporain. Pour elles c’est sûr, ils sont insignifiants et ne tiendront pas la distance.
Progressivement le mouvement va muter, s’étendre, multiplier les mobilisations. Des modes de fonctionnement spécifiques vont s’y développer. Ils ne sont pas anodins car ils préfigurent l’infrastructure et les techniques innovantes qui habiliteront Podemos comme mouvement de masse: horizontalité, intelligence collective, inclusivité, non-violence, mappage en réseaux et noeuds, technopolitique, utilisation des ntic, copyleft, hétérogénéité, crowdfunding, anti-culte de la personnalité…
Parallèlement les politiques d’austérité s’accentuent et la population qui avait cru aux promesses du PP en 2011, perd graduellement espoir et craint chaque vendredi que la sortie du conseil des sinistres ne s’accompagne de son lot de démesures de redressement.
Le 12 janvier 2014 un manifeste “Mover ficha: convertir la indignación en cambio político” (Prendre l’initiative: transformer l’indignation en changement politique) est diffusé. Et dans la foulée, le 17 janvier, le basculement : l’état de surfusion s’achève brutalement.
Podemos naît, acte la rupture unilatérale du pacte social par les élites politiques et décrète que désormais, les urnes seront leurs guillotines, smartphones et tablettes leurs pavés, réseaux sociaux leurs barricades et Bruxelles leur première Bastille. En quatre mois d’une campagne de 138.814,03 € à peine et pratiquement aucune couverture médiatique Podemos rassemble 1.253.837 voix et envoie 5 députés au parlement Européen d’une moyenne d’âge de 34 ans. Onze mois plus tard certains sondages donnent au mouvement jusqu’à 29% d’intentions de vote dans l’éventualité de présentation aux législatives de 2015.
Ces projections dépassent les calculs les plus fous. Les structures sont embryonnaires, le programme flou et les attaques des formations aux abois du système bipartite au moyen des medias qui leur sont acquis féroces : « chavistes » ou « castristes » pour le PP, inexpérimentés et populistes pour le PSOE. Certaines enquêtes suggèrent que 50% (24%-26%) des personnes qui se déclareraient pour Podemos ont voté pour l’un des deux partis dominants aux générales de 2011. Le mouvement est pris de court par ce succès inattendu et comprend qu’il faut prendre des décisions critiques sans perdre de temps.
Deux tendances se dégagent : une première, le courant rupturiste, veut se focaliser dès à présent sur les législatives de fin 2015 et ce sera, de façon inéquivoque, pour la gagne. “Romper el tablero” en est le leitmotiv, soit renverser les pièces de l’échiquier politique et abattre le mode pendulaire des séquences de scrutins de sanction plutôt que d’adhésion en vigueur depuis la transition démocratique. Créer un électrochoc politique inédit. Cela impliquerait d’aller à la bataille sans rassembler les masses par d’autres moyens que ceux mis en œuvre jusqu’à présent et aussi de faire l’impasse sur les municipales de mai 2015 par souci d’efficacité et de stratégie.
Un deuxième courant préfère démarrer un travail de terrain pour mobiliser cette majorité invisible et structurer “en dur” à partir des Cercles Locaux Citoyens dont le nombre s’élève à un millier. Il veut aussi élargir les canaux de création et de renforcement des liens au-delà des nouvelles technologies utilisées presque exclusivement jusque-là. Dans cette optique il préconise la participation aux élections locales de mai 2015 comme tremplin et fondations de ce projet.
A l’issue d’un débat interne ouvert fin octobre, le courant rupturiste incarné par Pablo Iglesias remporte 80.70% des suffrages. Podemos autorisera les Cercles Locaux à s’engager dans la campagne aux municipales à condition que d’éventuelles coalitions n’incluent pas des partis “du passé” qu’il aura en face aux législatives.
Dans la foulée, deux professeurs, économistes de renom et connus pour leurs engagements progressistes, Vicenç Navarro et Juan Torres Lopez sont mandatés pour rédiger un Document Economique qui servira de base aux débats internes et avec les acteurs sociaux en vue d’élaborer un programme économique ambitieux pour la campagne des législatives à venir. La foudre néolibérale s’abat sur eux avec violence depuis. C’est la traduction d’un résumé, lui-même partie intégrante de ce Document Économique qui est mis ici à disposition pour sa lecture, analyse et réflexion.
Au-delà de cette courte et à la fois trop longue histoire d’une surfusion à l’espagnole, pour ceux qui l’ont vécue à la première personne, des questions se posent : vers où et jusqu’où ira le phénomène Podemos ? Est-il pionnier et si oui de quoi ? Le processus est-il reproductible ailleurs? Quels en sont les ressorts et les portées ? Des incitations à la réflexion s’ouvrent ici ou là. Bien inspirés sont ceux qui les prendront en compte et les développeront, l’esprit ouvert, créatif et bienveillant, en ces temps complexes.
En janvier Podemos aura un an d’âge à peine. A moins que ce ne soit sept ans de souffrance.
@konrad, Pascal, Khanard et les amis de PJ ”Mango est là. Rentrons à la maison, vite vite » 😂