Billet invité.
Non sans inconséquence, la main droite des grands dirigeants mondiaux ignore ce que fait leur main gauche. De l’une, ils jettent de l’huile sur le feu, de l’autre ils prétendent calmer le jeu.
Wall Street a salué vendredi une salve de bonnes nouvelles en provenance des banques centrales : la Banque du Japon va accroître davantage encore une injection monétaire déjà massive, celle de Chine a annoncé une baisse de ses taux d’intérêts en vue d’accroître le crédit, et la BCE a laissé présager le lancement d’un programme d’assouplissement monétaire d’ampleur (ce qui a été traduit par son imminence). Les marchés financiers sont à la fête, mais est-ce bien raisonnable ? Quel prix devra-t-il être payé – et aux frais de qui – en contrepartie de ces tentatives de relancer l’économie avec des moyens monétaires qui alimentent la bulle financière ?
Parallèlement, les gouvernements tentent de se redonner des marges de manœuvre en renforçant une base fiscale qu’ils ont laissé fortement s’éroder, quand ils ne l’ont pas d’eux-mêmes décidé. Ainsi, les recettes de la TVA s’évaporent en Europe selon une étude de la Commission, notamment en raison de la fraude et l’évasion fiscale : en 2012, le manque à gagner total aurait été de 177 milliards d’euros. Sous l’égide de l’OCDE, mais aussi des autorités américaines et européennes, les annonces de dispositions destinées à faire obstacle à l’évasion et l’optimisation fiscale des transnationales se multiplient, avec pour objectif de renforcer les ressources budgétaires.
En adoptant la loi Facta qui s’attaque aux pratiques bancaires, qui a ensuite fait boule neige, le gouvernement américain a fait souffler un vent mauvais sur l’évasion fiscale. Il a pratiqué par ordonnance pour combler une faille de la législation fiscale permettant aux entreprises américaines de se domicilier fiscalement dans des juridictions plus clémentes en achetant des sociétés étrangères. Ce qui n’empêche toujours pas les entreprises transnationales du pays de continuer à localiser leurs profits dans les pays où la pression fiscale est moindre qu’aux États-Unis, au prétexte de futurs réinvestissements. Les estimations font état d’un montant de près de 500 milliards de dollars au vert, représentant 128 milliards de dollars d’impôts qui échappent au fisc américain. À suivre.
Poussé par la révélation des LuxLeaks et la pratique luxembourgeoise intensive des « tax rulings » – ces accommodements fiscaux accordés dans une grande discrétion – la Commission a dû passer à la vitesse supérieure, après avoir engagé des enquêtes à propos de l’optimisation fiscale d’Amazon, d’Apple, Fiat et Starbucks. Un projet de directive est à l’étude, instituant l’échange automatique des informations relatives aux « tax rulings » accordés entre les administrations fiscales des membres de l’Union européenne. La chasse à l’évasion fiscale et aux démarchages bancaires la facilitant se poursuit parallèlement, ainsi que les retours négociés de capitaux (non sans laisser des trous notables dans la réglementation fiscale, dont les plus importantes fortunes savent profiter). À suivre tout autant.
Face aux pratiques délictueuses des grandes banques internationales qui étaient progressivement découvertes, il a aussi été décidé de faire le ménage. Elles font désormais l’objet d’une multitude d’enquêtes et d’amendes destinées à les faire revenir à la raison, tout en permettant au passage d’abonder les budgets des gouvernements qui agissent, au premier rang desquels figure celui des États-Unis. Quel panorama ! Il est apparu au grand jour qu’aucun marché financier spécialisé n’est à l’abri de manipulations, le dernier en date étant celui des matières premières, comme si celles-ci étaient la règle et non l’exception.
Mais il y a pire encore, qui place à leur tour les banques centrales dans le collimateur. C’est le cas de la Fed de New York – plus particulièrement chargée de suivre Wall Street – et de la Banque d’Angleterre. Des connivences entre la Fed et Goldman Sachs ont été dénoncées en septembre dernier par une ancienne employée de la banque. Goldman vient de licencier deux banquiers coupables de s’être procurés des informations confidentielles au sein de la Fed, comme si la banque d’affaires prenait les devants. La Banque d’Angleterre a officiellement ouvert une enquête afin de déterminer si certains de ses employés avaient facilité des manipulation d’enchères en 2008 (avant l’adoption de son programme d’assouplissement monétaire) ayant pour objet d’injecter des liquidités sur le marché du crédit.
Quel poids vont avoir les mesures adoptées face au dynamisme irrésistible des marchés financiers ? La démission de l’action politique est – on en conviendra – synonyme de connivence, sauf pour ceux qui ne se résignent pas. C’est le cas d’un député allemand Vert au Parlement européen, Sven Giegold, qui demande l’interdiction de toute vente à découvert dans l’anonymat, car c’est parfaitement possible ! Il venait d’être révélé par le Financial Times que Tiger Global, un hedge fund américain qui en fait son miel, se masque derrière des entités localisées aux Iles Caïman pour réaliser des opérations de vente à découvert massives et renouvelées sur les actions de compagnies européennes. Une pléiade d’entre elles a été créée par ses soins sous des dénominations d’apparence européenne pour être plus anodines. On est là au cœur du crime organisé.
Ainsi que le « tax ruling » – dont le Luxembourg qui en fait ses délices n’a pas l’exclusivité – et que bien d’autres pratiques d’optimisation fiscale, la vente à découvert spéculative est légale, se défendent ceux qui la pratiquent. L’argument est à double tranchant. Ce qui devrait être leur point fort est au contraire leur point faible : ce qu’une loi permet, une autre pourrait l’interdire. Mais à tourner comme ils le font autour du pot, les grands dirigeants mondiaux ne manifestent pas un instinct de préservation très développé, si l’on pense aux conséquences de ce qu’ils ne font pas. Doit-on s’en étonner ?
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