Billet invité. À propos de « Keynes et la spéculation » par Paul Jorion.
Conformément à la grille de lecture héritée de Lénine (en termes d’élites, sociologie des élites, sociologie des conventions ou des classes sociales), le rôle du spéculateur magnifiquement bien expliqué par Keynes ne peut pas faire l’économie d’une référence à Lénine.
Dans L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917) Lénine énonce l’idée que la putréfaction du capitalisme est imputable au parasitisme de la classe des rentiers (ceux que Keynes appelle les « spéculateurs ou les investisseurs professionnels ») avec toutes les conséquences politiques et sociales que cette décomposition du capitalisme peut engendrer (Il faut noter ici la formidable remarque de Jorion sur la coïncidence temporelle de l’abolition de la spéculation par Jules Ferry et des guerres de pillage des colonies : l’impérialisme ou le colonialisme comme la poursuite de la spéculation par d’autres moyens).
Rappelons ce qu’affirme Keynes :
On pourrait supposer que la concurrence entre professionnels experts, dont le jugement et les connaissances sont supérieurs à ceux de l’investisseur privé moyen, serait à même de corriger les errements de l’individu ignorant laissé à lui-même. Il se fait cependant que l’énergie et le talent de l’investisseur et du spéculateur professionnels sont essentiellement dédiées à d’autres tâches. Car la plupart d’entre eux sont, en réalité, principalement soucieux, non pas de faire des prévisions à long terme d’excellente qualité à propos du taux probable d’un investissement sur sa vie entière, mais de prévoir avec un temps d’avance par rapport au grand public certains changements dans la manière conventionnelle dont il est évalué. Ce qui retient leur attention, ce n’est pas ce qu’un investissement vaut en réalité pour celui qui l’a fait « une fois pour toutes », mais à quel niveau le marché situera son cours d’ici trois mois ou un an, sous l’influence de la psychologie des foules (The General Theory of Employment, Interest and Money, 1936 : 154-155).
Ce qui caractérise le spéculateur ou l’investisseur professionnel, c’est son parasitisme c’est-à-dire sa « stratégie de classe » : celle de la classe des rentiers qui vise à piller la création de richesse.
C’est de cette manière que la spéculation constitue le stade ultime du capitalisme, autrement dit l’impérialisme. Voilà pourquoi l’analogie faite par Jorion entre pillage colonial ou impérialiste procède de la même logique : il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’une stratégie révolutionnaire mise en œuvre par la classe des rentiers.
Cette notion chez Keynes que la spéculation obéit à une stratégie, contrairement au prix qui émerge spontanément du marché, rappelle à s’y méprendre le débat qui a opposé Lénine aux spontanéistes trade-unionistes et à Rosa Luxembourg.
C’est dans Que faire ? (1902) que Lénine exprime l’idée de la nécessité d’une élite éclairée qui diffuse les idées et les croyances et fixe la stratégie révolutionnaire contre le spontanéisme trade-unioniste qui postule que la révolution émergera spontanément.
Cette conception d’une révolution conduite par une élite dotée d’une stratégie opposée au spontanéisme des masses, s’appuie sur une épistémologie des sciences sociales qui postule l’extériorité de toute connaissance (dans l’apparition par exemple d’une conscience de classe) et donc de la nécessité d’une élite pour l’élaborer et la diffuser.
Keynes pourrait acquiescer au rôle des élites dotées d’une stratégie lorsqu’il s’agit de définir la figure du spéculateur opposée à celle de l’investisseur privé : opposition entre la spéculation et le spontanéisme du prix sur un marché.
En réalité, pour Keynes, le spéculateur, loin d’éclairer l’investisseur privé, le trompe pour satisfaire sa propre stratégie.
Nous pouvons ainsi envisager le problème de l’asymétrie informationnelle sur les marchés financiers en termes léninistes de parasitisme de classe (les rentiers, investisseurs professionnels ou spéculateurs en tant que « Soviets de la finance », pour reprendre l’expression de Christian Marazzi dans The Violence of Financial Capitalism – 2010).
L’asymétrie informationnelle (voir George Akerlof : « The Market for « Lemons » : quality incertainty and the market mechanism », 1970) est le résultat d’un prix déterminé de l’extérieur du marché : cette asymétrie exprime un « parasitisme de classe » propre à une stratégie de classe (le concept d’incertitude rappelle la théorie des probabilités de Keynes comme théorie de l’action humaine expression de la stratégie d’une classe déterminée).
Nous sommes très loin des distorsions informationnelles provoquées de l’intérieur du marché comme postulées par la théorie de la crise de Friedrich von Hayek ou encore Milton Friedman, Finn Kydland et Edward Prescott : la stabilité comme état de classe favorable aux rentiers par opposition à l’instabilité comme état de classe favorable aux salariés.
En réalité, ce que désigne l’asymétrie informationnelle, c’est le parasitisme de la classe des rentiers : la théorie du « signal-prix » de von Hayek, telle qu’elle est exposée dans « The Use of Knowledge in Society » (1945) n’est en réalité que la théorie du prix(valeur)-parasite (c’est-à-dire la déformation informationnelle) exprimant la stratégie d’une classe parasitaire.
Pour reprendre la théorie de la valeur-travail de Marx exposée dans le Tome 1 du Capital (1867), la forme marchandise du travail est imposée et dictée, comme le temps de travail (travail abstrait), de l’extérieur, par le détenteur du capital.
La valeur d’un titre (comme celle de la temporalité) est fixée, imposée et dictée de l’extérieur du marché par le spéculateur ou l’investisseur professionnel, ce qui confère à l’information son caractère parasitaire et donc sa nature asymétrique : la valeur excessive tient à son caractère parasitaire (parasitisme d’une certaine classe).
À l’avenant, le taux d’intérêt ou le taux de rendement du capital est déterminé, dicté et imposé lui aussi de l’extérieur, exprimant lui aussi la stratégie d’une classe parasitaire.
Nous assistons donc à l’émergence d’une monnaie privée internationale détenue par des monopoles privés (Goldman Sachs, JP Morgan Chase, etc.) qui s’érigent en véritables prêteurs en dernier ressort.
Nous sommes loin de l’opposition simpliste formulée par André Orléan dans « L’autoréférence dans la théorie keynésienne de la spéculation » (1988 : 231), entre « le vrai » et « le factice » : la spéculation est précisément le factice qui structure le vrai ou pour reprendre une formule de Lacan : « la vérité a une structure de fiction » ; c’est en tout point la définition du cynisme comme forme d’idéologie (cf. Slavoj Zizek : L’objet sublime de l’idéologie [1988] ou Critique de la raison cynique de Peter Sloterdijk [1983]).
Cette figure du spéculateur théorisée par Keynes s’appuie sur l’épistémologie des sciences sociales qu’il avait élaborée dans A Treatise on Probability (1921) : cette conception de la connaissance est empruntée à sa conception amendée de la théorie de l’éthique de G. E. Moore : les catégories de bien ou de bonheur ne sont pas définissables en elles-mêmes mais elles ont besoin d’une définition de l’extérieur qui fonde le principe de subjectivisme.
Ceci rappelle la thèse épistémologique de Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme (1908) : contre l’objectivisme spontanéiste empiriocriticiste d’Ernst Mach, Lénine théorise l’extériorité de la connaissance objective.
Contre l’objectivisme spontanéiste de la connaissance, Keynes introduit l’idée d’extériorité de la connaissance : contre la vision objectiviste des probabilités, Keynes propose une théorie de l’action humaine nommée « probabilité » ; cette théorie postule la nécessité d’une élite dotée d’une stratégie de l’action humaine (ou théorie de la praxis).
Il importe donc de théoriser la figure du spéculateur à la lumière de la théorie des probabilités de Keynes, car comme Jorion le rappelle dans son billet « Keynes et la spéculation », reprenant les termes de Nicholas Davenport dans son livre intitulé Memoirs of a City Radical (1974) : la motivation du Keynes spéculateur du début des années 1920 était davantage de tester les thèses de son A Treatise on Probability que de gagner de l’argent.
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