Billet invité.
Lors de la dernière réunion au Vicomte nous avons eu un débat improvisé sur la pertinence ou non du nucléaire civil ; il a porté sur la filière oubliée du thorium. J’y ai promis de fournir quelques informations et références pour que chacun puisse se faire une opinion.
J’ai obtenu mon diplôme d’ingénieur physicien en 1966. A cette époque, passionné de science-fiction, je fus particulièrement impressionné par Isaac Asimov qui disait en substance que bien des avancées technologiques décrites dans ses romans deviendraient une réalité à condition que l’humanité dispose de sources d’énergie abondante et sûres et bon marché. C’était aussi l’époque du développement rapide du nucléaire dans tous les pays technologiquement avancés, bref à la fin des « Golden Sixties » le progrès semblait ne devoir jamais s’arrêter.
Par mes études, j’étais au courant de l’existence de plusieurs filières nucléaires concurrentes : les réacteurs graphite gaz, à l’eau lourde, à l’eau sous pression ainsi que la filière plus exotique celle au sel fondu de thorium. La technologie à eau pressurisée s’imposa définitivement dans le courant des années 70. La cause était donc entendue.
Lorsque le débat sur le nucléaire a enflammé la société après l’accident de Tchernobyl, personnellement très proche des écologistes, j’étais convaincu que les risques associés au nucléaire l’emportaient sur les bénéfices. A cette époque je coordonnais des projets de recherche européens sur la gestion des risques majeurs tant naturels qu’industriels. Devant les rapports de plus en plus alarmants du GIEC sur le réchauffement climatique, il semblait raisonnable de réévaluer l’impact du nucléaire qui ne produit pas ou très peu de CO2. En me documentant sur les risques nucléaires, j’ai redécouvert un peu par hasard la filière thorium évoquée par un média américain en 2006 à l’occasion de la mort du professeur Alvin Weinberg ancien directeur de l’Oak Ridge National Laboratory et inventeur de la filière au thorium. On y faisait allusion aux mérites de cette filière : plus sûre, moins polluante. Ou était donc l’erreur?
J’ai donc tenté d’en savoir plus mais à mon grand étonnement aucun jeune physicien nucléaire n’avait entendu parler des réacteurs au thorium ! Pis, lorsque le lobby pro-nucléaire s’est récemment organisé en Belgique pour défendre son industrie et ouvrir un débat avec le public toutes mes questions sur le thorium ont été ignorées voir: Forum nucléaire belge. J’ai pris ma retraite l’année suivante, j’ai arrêté mon investigation et me suis consacré à un projet de recherche sur les risques climatiques en Afrique.
En mars 2011 le drame de Fukushima a semblé sonner le glas du nucléaire rejeté sans appel par l’opinion publique européenne, mes amis écolos triomphaient, particulièrement en Allemagne. Ce qui était moins clair c’est que les industriels fournisseurs de centrales thermiques classiques que ce soit au gaz, au pétrole, au charbon ou pire encore à la tourbe, triomphaient également – pour chaque MW (méga watt) de puissance électrique produit à partir de sources renouvelables mais intermittentes, un MW de centrale classique doit être installé pour assurer la continuité de l’approvisionnement- et l’espoir de contrôler les émissions de gaz à effet de serre s’envolait. Dans les mois qui suivirent lors d’une conférence du cycle « Talks at Google » un physicien affirme que ni Three Miles Island, ni Tchernobyl ni Fukushima ne se seraient produits si les autorités américaines avaient choisi de financer la filière thorium /sel fondus plutôt que celle de l’uranium / eau sous pression. C’était en 2012 et en deux ans des centaines de documents et vidéos sont disponible sur le web. Je suggère les suivantes :
TEDx CERN Octobre 2014 en anglais
TEDx Paris 2013 en français
thorium.tv pour ceux qui veulent approfondir
TEA conférence 2014 perspectives futures
Talks at Google: Thorium
Que faut-il retenir?
Quelques éléments :
- Il y a 4 fois plus de thorium que d’uranium dans le monde et il est disponible dans tous les continents.
- Un réacteur au thorium est naturellement sûr : tout incident arrête la réaction sans dommage pour l’infrastructure.
- Le réacteur au thorium est par sa nature même un surgénérateur, c’est-à-dire qu’il produit plus de matériau fissile qu’il n’en consomme.
- Produit 100 fois moins de déchets radioactifs que la filière uranium choisie et la durée de vie pour un retour à l’état initial est de 300 ans pour le thorium contre 200.000 ans pour l’uranium.
- Permet de brûler le plutonium de nos arsenaux de bombes et dans une moindre mesure d’autres déchets de la filière uranium.
- Le kWh produit par le thorium pourrait être 100 fois moins cher que celui produit par l’uranium.
- Les réacteurs au thorium, contrairement à l’uranium permettent de gérer aisément une charge variable et pourraient donc travailler en tandem avec les énergies renouvelables par nature intermittentes (Alvin Weinberg coupait son réacteur tous les vendredi soir !).
- Il est possible de miniaturiser un cœur de centrale au thorium à la taille d’un conteneur et donc de créer un réseau ce centrales au thorium augmentant ainsi considérablement la fiabilité de notre infrastructure essentielle le réseau électrique et réduisant les coûts de production.
Ce qui me semble important c’est de comprendre (en plagiant un peu Paul Jorion) « comment la vérité sur le nucléaire a été inventée ».
Cette vérité a été établie par Richard Nixon qui par décret et dollars a décidé en 1973 de financer la filière à eau pressurisée et donc abandonné le thorium. Pourquoi?
- Nous étions alors dans un contexte de guerre froide, la US Navy voulait construire rapidement porte-avions et sous-marins à propulsion nucléaire.
- La science pour la filière thorium était établie mais l’industrialisation allait prendre encore quelques années.
- L’industrie qui avait investi massivement dans l’enrichissement d’uranium pas utile pour la filière thorium n’était pas favorable.
- Les considérations sur la sécurité, la prolifération et d’impact sur l’environnement n’étaient pas prioritaires.
- La filière thorium ne permet pas la production du plutonium, d’où la nécessité de maintenir l’autre filière pour la fabrication de bombes A et H.
Aujourd’hui la situation est totalement différente.
- Le pic de production d’uranium devrait être atteint dans une dizaine d’années,
- les considérations de prolifération et de sécurité sont devenues essentielles
- les besoins en armement ont disparu
- le démembrement de l’arsenal nucléaire devient prioritaire
- les renouvelables ne pourront dans un avenir prévisible satisfaire la demande mondiale qui croît de façon exponentielle
- il devient vital de réduire notre production de gaz à effet de serre.
Mais l’industrie n’est pas très favorable car elle fait l’essentiel de son chiffre d’affaire dans la production d’uranium enrichi, les gouvernements qui ont décidé d’abandonner le nucléaire auront probablement beaucoup de mal à changer de cap, sans parler des écologistes qui signeraient leur arrêt de mort politique.
Conclusion :
Il me semble que l’Occident est pris au piège de sa décision précédente et a peine à relancer le débat. Entretemps l’Inde et la Chine ont un plan thorium cohérent et pourraient devenir les leaders mondiaux dans ce domaine. Le processus de décision dans nos démocraties est peu rationnel et rend difficile tout retour en arrière –principe de non répudiation – il est donc probable que la quatrième génération d’uranium / eau sous pression sera abandonné (les barres d’uranium seraient remplacés par de pellets d’uranium pour réduire les risques de fusion du cœur et augmenter la performance) La relance du nucléaire pourrait donc venir de la nécessiter de traiter les déchets et nos bombes, une façon douce de lancer la filière thorium. Rendez-vous dans quelques années pour en discuter.
12 réponses à “Filière thorium – Le nucléaire : petite histoire d’une décision malheureuse, par Guy Weets”
Et oui, la filière des réacteurs à sels fondus, ici du thorium, offre d’immenses avantages. Et ça n’est pas une blague !
1 – Le thorium est entièrement utilisable, alors que l’isotope U235 représente… 0,7% de l’uranium extrait des mines, au prix de graves atteintes à l’environnement.
2 – Le cœur d’un réacteur au thorium ne peut pas s’emballer, au contraire, en cas de perte d’une des sécurités… il s’arrête !
3 – Les radiations n’endommagent pas son combustible liquide, contrairement aux crayons de combustible solide des réacteurs actuels, qui supportent très mal le bombardement neutronique.
4 – Le circuit du réacteur au thorium fonctionne à pression ambiante… contre plus de 150 bars dans les réacteurs actuels (revoir les images de ce qui est arrivé aux enceintes de confinement des réacteurs 1 et 3 à Fukushima).
5 – Et en cas d’arrêt d’urgence, ça se passe comment ? Bin on vidange… par gravité. On tire la chevillette avec la puissance électrique d’une toute petite batterie et le liquide se déverse dans des réservoirs où il refroidira comme une vulgaire soupe…
6- Non seulement la surgénération ‘par principe’ de la filière thorium permet de réutiliser une partie des déchets produits, mais cerise sur le noyau, la fission du thorium produit jusqu’à 10.000 fois moins d’éléments transuraniens.
Alors ? s’égosille la foule. Qu’attend-t-on ?
Et bien comme le disent certains terroristes intellectuels de ma connaissance, que l’on supprime tous les cliquets mis en place par la filière électro-nucléaire, pour empêcher tout retour en arrière !
– D’accord, d’accord, la filière actuelle est très dangereuse. Après Tchernobyl et Fukushima, on ne peut même plus nier qu’un troisième accident majeur est inévitable. Mais que voulez-vous, nous autres industriels, c’est la seule chose que nous savons faire !
PS : on me dit dans l’oreillette que cette dernière assertion est totalement fausse. Les ingénieurs, techniciens et ouvriers ayant travaillé sur le parc français sont tous à la retraite… et leurs savoirs avec. D’où les retards et surcoûts budgétaires des ‘nouveaux’ EPR.
@ Guy Weets : merci , encore un billet passionnant par la synthèse offerte et les commentaires éventuels comme celui de Roberto. C’est typiquement un sujet, à dessein, rendu « opaque »…
En France le choix de la filière uranium fut certainement encore plus »obligatoire » car la France gaulliste avait le programme pour faire la bombe atomique. Paul dans son billet sur les effets de cliquet parle de ça et dans ce cas s’assurer d’un cliquet était encore plus impérieux… haute stratégie étatique, pas seulement industrielle.
Juste une question aux experts dans le même ordre d’idée : que pensez-vous du Rubbiatron de Carlo Rubbia ?
Ouch, je vais être très prudent parce que j’écris de mémoire. Le Rubbiatron utilisait un accélérateur synchrotron pour générer un faisceau de protons autour de 1 GeV sur un combustible (du thorium) maintenu dans un état sous-critique, afin de générer une production nette d’énergie. C’est le principe des réacteurs hybrides à amplification d’énergie.
Les principales critiques portaient sur la complexité et le coût du système. Il semble surtout que la sécurité du système n’était pas si évidente, car pour fonctionner le Rubbiatron devait être amené à un état très proche de l’état critique. Et il s’agissait d’un système ‘proliférant’ ! En effet, si un Rubbiatron originel produisait peu de plutonium, les experts furent tous d’avis pour dire qu’avec quelques modifications, il ferait le bonheur des iraniens et des coréens du nord…
Merci Roberto
Bonne mémoire! Rubia le patron du CERN a apparemment amélioré le système qui produit suffisamment de neutrons pour délarrer le processus, le sytème est aussi intrinsèquement sûr car la moindre erreur d’alignement du faisceau arrête la combustion. Utiliser le rubbiatron pour produire du plutonium ne me semble pas judicieux, ce serait le plutonium le plus cher du monde!
Bel éclairage sur des décisions prises antérieurement au détriment de l’intérêt de notre planète et de ses habitants. On ne nous dit jamais la vérité car les « industriels » liés « aux « politiciens » trouvent leurs intérêts dans l’exploitation de notre méconnaissance et de l’absence d’information des « médias » !
c’est un problème général et très grave, j’ai un peu pitié des politiques qui doivent prendre une décision dans un tel contexte. Ainsi le rejet justifié du mais OGM de Monsanto pourrait conduire à bannir toute manipulation génétque ce qui à mon sens serait une grave erreur. Le changement climatique est d’une rapidité inouïe à l’échelle de l’évolution génétique. le génie génétique sera probablement bien utile pour forcer l’adaptation des espèces au nouveau climat. la lutte contre les fausses vérités va devenir un combat prioritaire. il faudra se méfier aussi bien des fausses promesse de lendemain qui chantent que des « neo-luddites ». Quand on se rappelle que les » climate skeptics » US on ont soudoyé un ancien président du National Academy of Science par l’intermédiare du Cato Institute On aura du boulot!
Bel article, j’avais croisé la vidéo de Paris 2013.
Maintenant, il ne faut pas oublier que l’on a eu chaud aux fesses avec les bombes nucléaires (probable) allemandes, puis (certaines) russes.
Maintenant, il faut étudier très sérieusement cette filaire, et rassurer les septiques, ou plutôt démontrer le sérieux de celle-ci… beaucoup seront méfiant et on les comprend.
Surmonter la méfiance quand on prononce le mot ‘nucléaire’, même accolé au mot ‘civil’, vous avez raison, ça risque d’être dur. Très, très dur.
Paradoxalement, alors que l’environnement quotidien est de plus en plus technicisé, les bases, le b.a.-ba du savoir scientifique, semblent manqués de plus en plus à nos contemporains.
Comme toujours, nos amis américains font dans l’excès stratosphérique avec une pétition recueillant 34.000 signatures, demandant à leur gouvernement de ne pas construire… l’étoile-de-la-mort de la saga Stars War ! (www.gizmodo.fr/…/maison-blanche-refuse-construire-etoile-noire-mort.html).
Et en France, patrie de Descartes…, il est facile de vérifier auprès de son entourage que si chacun(e) se sent mortifié(e) d’avoir des manques dans ses savoirs concernant arts et littérature, il en va tout autrement pour les sciences et la technologie. Machins sales et ésotériques pour cranes d’œuf limite sociopathes !
Bon, d’un autre côté, si j’étais un des maîtres du monde, je verrais d’un bon œil que les masses se précipitent voir Harry Potter plutôt qu’un documentaire sur la saga de la découverte du boson de Higgs.
Abracadabra, compétitivité ! Abracadabra, 3% ! C’est quand même bien plus facile de prononcer des formules magiques devant des citoyens façonnés par la culture de masse.
Bonjour
Un lien qui n’a pas été mentionné http://energieduthorium.fr/
procure une mine d’information sur le sujet
bonne lecture . . . !
Je ne suis pas un expert en fission nucléaire mais voici quelques années que je m’intéresse aux sources d’énergie. Le réacteur a Thorium semble être un serpent de mer dont la tête sort de l’eau de temps en temps au grès des nucleaucrates en mal de remplacer leur délire uranique.
Malheureusement pour eux le Thorium 232 n’est pas fissible,ce qui veut dire qu’il a besoin d’une source neutronique,en l’occurence de l’uranium, pour produire de l’énergie. Autrement dit le réacteur a thorium inclus un réacteur a uranium dans son cœur, et on revient ainsi au point de départ.
Même si le cœur d’uranium était remplacé par une autre source neutronique,le thorium 232 se change en Uranium 233 qui est fissible, on se retrouve donc dans tous les cas avec des déchets radioactifs, incluant du plutonium, dont on ne sait pas quoi faire sinon de les enfouir dans des couches géologiques profondes. Ajoutons que le traitement des sels fondus pour en extraire les matières radioactives ne semble pas être une mince affaire: Ainsi un petit réacteur a Thorium construit aux US en 1960 a Oak Ridge est devenu un cauchemar et n’est toujours pas nettoyé de sa radioactivité. Quant aux espoirs de surgénération pour ce type de réacteur ils ont été abandonnés par le CEA comme par l’industrie nucléaire Japonaise après y avoir dépensé des milliards de dollars.
Trop dangereuse,trop polluante,trop grosse,trop chère: Non la fission nucléaire n’est pas l’avenir de l’homme 😉
Peut être faut-il regarder une autre source énergétique tout aussi puissante dont la théorie semble en contradiction avec nos connaissances de la physique actuelle, mais qui a été démontrée dans de multiples tests en laboratoires et encore récemment par une équipe indépendante de scientifiques internationaux en Suisse : La fusion froide.Dans cette dernière expérience qui a durée 32 jours,1 gramme de substance,essentiellement un métal courant le Nickel, a produit autant d’énergie que 200 litres d’essence. Ceci sans pollution,sans radiations dangereuses et sans déchets radioactifs…
VOIR ici
SUR LE REACTEUR THORIUM ici
« J’ai donc tenté d’en savoir plus mais à mon grand étonnement aucun jeune physicien nucléaire n’avait entendu parler des réacteurs au thorium ! »
« Ce qui me semble important c’est de comprendre (en plagiant un peu Paul Jorion) « comment la vérité sur le nucléaire a été inventée ». »
Chomsky a écrit un bouquin remarqué sur la fabrication du consentement.
En mathématiques, ma « spécialité » d’active, la géométrie a pratiquement disparu en France dans l’enseignement secondaire avec l’apparition de la théorie des ensembles et le formalisme algébrique qui l’accompagne. Victoire totale de l’algèbre, du discret, de la logique formelle, du 0 1 informatique. Victoire très certainement voulue en France par les politiciens pour tenir sa place dans l’ère du « tout numérique » qui s’ouvrait dès les années 1960. Le géomètre René Thom s’est vigoureusement opposé à ce « virage » en écrivant à ce sujet au début des années 1970: « Les mathématiques modernes: une erreur pédagogique et philosophique? »
Discret vs continu, algèbre vs géométrie, uranium vs thorium, darwinisme vs lamarckisme, Hayek vs Keynes, etc., mêmes combats?
Existe-t-il des études sur la fabrication et la transmission des savoirs (autres, bien entendu, que « Comment la vérité… » de PJ et « La transmission des savoirs » de PJ et Delbos)? Sur la fabrication et la transmission de l’histoire sûrement une foultitude. Mais sur la fabrication et la transmission des savoirs scientifiques? Que ce soit dans le cas d’un financement public démocratiquement contrôlé ou dans le cas, actuellement en cours de rapide développement, d’un financement privé ploutocratiquement contrôlé?