Haro sur le code du travail, par Alain Supiot

Billet invité. Version longue de la tribune publiée dans Le Monde

Bayrou s’est récemment livré sur les plateaux de France 2 à un numéro de cabaret qui n’honore pas le débat politique. Pour illustrer le fait que, selon lui, tous les malheurs de la France viennent de son incapacité à se réformer, il a d’abord sorti de son sac un mince opuscule présenté comme « le code du travail suisse ». Puis il en a sorti un gros volume présenté comme le code du travail français, qu’il a jeté rageusement sur la table sous les applaudissements d’un public conquis par cette démonstration de la vraie cause de nos malheurs. Le pavé qu’il a exhibé était « le nouveau code du travail annoté » des éditions fiduciaires. Annoté, c’est peu dire puisqu’il s’agit en fait d’un recueil commenté et enrichi de la jurisprudence, bref l’équivalent d’un traité de droit du travail, qui compte 2707 pages dans l’édition dont je dispose. On ne distinguait pas bien ce qu’il a présenté comme étant le code du travail suisse, mais la vérité est qu’il n’existe pas de code du travail en Suisse (pas plus qu’en Allemagne ou en Grande Bretagne). Le droit du travail est régi dans ces pays par des lois éparses. Il est probable que M. Bayrou ait choisi la plus importante (Loi fédérale sur le travail dans l’industrie, l’artisanat et le commerce) dans une version dépouillée de tout commentaire.

Je pourrais donc vous refaire le numéro en exhibant par exemple un « code du travail » allemand (i.e. une compilation savante des textes applicables aux relations de travail) richement commenté _ par exemple le « Arbeitsrechts-Handbuch: Systematische Darstellung und Nachschlagewerk für die Praxis » qui compte 3034 pages dans son édition 2013. Et en jetant ensuite sur la table d’un geste méprisant une édition du code du travail français expurgée de tout commentaire, qui ne dépasserait pas 680 pages. La preuve serait faite : il faut faire enfler notre code du travail si nous voulons rattraper l’Allemagne. On touche ici au degré zéro de la gouvernance par les nombres, qui mesure la qualité d’un texte à son poids. Admettons même de descendre à ce niveau de la pensée. Encore faut-il ne pas tricher, en plaçant sur la même balance des objets de nature différente. Si l’on veut comparer ce qui est vraiment comparable, on pourrait mettre en regard le code du travail et le code du commerce français, puisque l’un et l’autre s’appliquent également aux entreprises. Si l’on prend les excellentes versions publiées par les éditions Dalloz, on constate que ces deux codes ont à peu de chose près le même volume (environ 3500 pages). Mais ce n’est pas le code de commerce que M. Bayrou jette en pâture pour dénoncer le calvaire juridique des petits entrepreneurs, bien que ce code les concerne tout autant. Non : Haro sur le droit du travail! Les malheurs de la France viendraient des protections extravagantes dont jouissent ceux qui travaillent. Il suffirait de supprimer le SMIC, le repos dominical, les comités d’entreprises et le droit du licenciement pour que notre pays retrouve son dynamisme et sa prospérité. Voilà ce que dans la novlangue en usage on appelle des réformes « courageuses » : celles qui consistent à s’en prendre aux droits des faibles.

Rendre aux mots leur sens serait un premier pas dans la restauration d’un débat public digne de ce nom. Le courage pour un homme politique, ce serait de commencer par s’interroger sur les choix politiques qui ont conduit à l’implosion financière de 2008 et à la crise de l’euro. Et à partir de ce diagnostic, de rendre aux entreprises et aux États la capacité juridique de résister à l’emprise mortifère des marchés financiers. Le courage ce serait de réformer l’eurozone dans un sens qui prenne en compte le sort réel des peuples. Ce serait de remettre les banques au service de l’économie, au lieu de les inonder de liquidités sans contrepartie. Ce serait d’interdire ou taxer les opérations financières spéculatives, à commencer par le trading haute fréquence. Ce serait d’établir une police sociale et fiscale de la concurrence au sein de l’Union européenne. Et concernant la France, de réformer nos institutions pour combler le gouffre qui s’est creusé entre la population et la classe politico-médiatique. De cesser de traiter le travail (y compris dans le code du travail) comme la variable d’ajustement des politiques économiques pour lui reconnaître la place centrale qui a toujours été la sienne dans la création des richesses et la cohésion de la société. Il est évidemment plus facile de se livrer à des numéros de bonneteau sur des plateaux de télévision. Car comme le disaient justement les Shadoks, dont les idées préfiguraient si bien celles qui nous gouvernent aujourd’hui : « Pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes ».

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