Fausse monnaie et vrais débats sur la réalité des nations, par Pierre Sarton du Jonchay

Billet invité.

Les Matins de France Culture nous livrait hier un débat de fond entre Michel Barnier futur ex-Commissaire Européen et Coralie Delaume qui publie « Europe, les États désunis ». Michel Barnier voit les rapports de force internationaux et en déduit que l’Union est incontournable pour préserver la place des Européens dans le monde. Coralie Delaume constatait que le système de la construction européenne consiste à vider la politique de tout contenu appréhendable par les peuples. Elle dénonce le siphonage du pouvoir des gouvernement nationaux au profit d’une administration supranationale. L’arbitrage abstrait des intérêts économiques remplace la politique concrète des nations. Michel Barnier confirmait que le jeu des intérêts nationaux est trop complexe face aux enjeux de la mondialisation.

Les débateurs avaient envie de tomber d’accord mais sont restés sur deux plans d’analyse actuellement inconciliables. Michel Barnier est en situation d’acteur et fait de la technique politique. Coralie Delaume observe les faits et pose la question de la finalité politique de cette construction institutionnelle de l’Europe effectivement inédite dans l’histoire de l’humanité. La désunion des États européens dans la révolution en marche de l’économie numérisée pose la question de la fonction humaine des nations et de leur représentation économique par des États nationaux et multinationaux.

Paradoxalement, c’est Michel Barnier qui a rappelé le contexte de la dépression européenne, en l’occurrence le problème de la monnaie unique dans l’effondrement général du système financier international par le krach des subprimes. En résumé, la dérégulation financière a laissé le système bancaire mondial complètement libre de sa politique de crédit. Les banques refinancées par des banques centrales indépendantes des États ont alloué une part croissante de la « création monétaire » à la spéculation sur le prix d’actifs financiers toxiques, c’est à dire sur des titres de propriété ou de crédit dont le prix est construit par des modèles mathématico-juridiques invérifiables en réalité économique.

La crise des subprimes dans laquelle le monde s’enfonce toujours plus profondément est l’évidence reconnue par les marchés financiers eux-mêmes d’une réalité économique rendue invisible derrière les comptabilités financières. Les prix de ce qui est réellement offert sont très en dessous de ce qui est virtuellement demandé par les déposants et les créanciers du système bancaire. La liquidité des monnaies comptabilisées à l’actif des banques est virtuellement préservée par le rachat automatique par les États, en l’occurrence nationaux, de toutes les pertes futures possibles de la spéculation financière libre et non faussée.

Techniquement, le système bancaire libéral indépendant de la loi politique des États n’a aucune obligation de mesurer et de comptabiliser les pertes de crédit interbancaire sur les États et sur toutes les zones monétaires. Les banques centrales et commerciales sont réglementairement libres de s’accorder entre elles tout le crédit qu’elles souhaitent pour refinancer les États qui dépensent plus dans la durée que les services qu’ils rendent effectivement et pour refinancer les spéculateurs qui génèrent des bénéfices fictifs avec des algorithmes de virtualité juridique non vérifiable par des réalités visibles publiques.

Monnaie instable d’une guerre perpétuellement entretenue

Historiquement le privilège actuellement accordé à certains États d’emprunter sans limite à leurs banques sans subir la dévaluation de leur monnaie, résulte du système monétaire international imposé par les États-Unis au sortir de la deuxième guerre mondiale. À Keynes qui avait démontré que des dettes de guerre contractées par des États ne sont pas remboursables si l’économie de ces États a été détruite par la guerre, les financiers privés qui gouvernent les États-Unis avaient répondu qu’une dette n’est plus une dette si on laisse les États en discuter le prix et le remboursement.

Keynes avait proposé à Bretton Woods une chambre de compensation mondiale publique dans laquelle on négocierait entre les États garants de la valeur réelle de leur monnaie, la correspondance entre le prix nominal de la dette mondialement accumulée et le prix réel raisonnable du potentiel mondial de production économique. Keynes avait posé le principe qu’une perte de crédit constatée entre le prix nominal en monnaie des titres de crédit, et le prix réel en monnaie de la production des débiteurs, devait être équitablement partagée entre les débiteurs et les créanciers.

Depuis 1928, le théorème du minimax de John von Neumann avait montré qu’entre deux joueurs également informés des enjeux et des règles du jeu de leur confrontation, il existe un équilibre stable et durable d’intérêt si aucun des joueurs n’a la possibilité de sortir du jeu ou de changer unilatéralement la règle du jeu. Par son raisonnement économique tiré de la théorisation de ses observations de l’histoire monétaire et financière de l’Empire britannique, Keynes était arrivé à la conclusion que dans un contexte international, les dettes contractées ne pouvaient être vraiment remboursées que si les pertes et les gains du jeu financier mondial étaient évalués et répartis entre des joueurs étatiques égaux et irrévocablement solidaires dans l’application d’une même règle du jeu commune.

La chambre internationale de compensation comptable de Keynes était fondée sur une différentiation institutionnelle des intérêts particuliers appartenant à l’économie privée, et de l’intérêt général substance de l’économie publique de financement de la croissance par la monnaie. Les acteurs de l’intérêt général public étaient pour Keynes les États et les sociétés publiques de droit privé, donc des personnes morales virtuelles agissant sur un plan différent des personnes physiques privées.

À la fin de la deuxième guerre mondiale, la réalité économique mondiale sous-jacente à la dette financière comptabilisée dans les banques n’aurait pu s’équilibrer entre créanciers et débiteurs qu’à deux conditions :

  1. que toutes les unités monétaires en circulation aient une valeur proportionnelle à la production réelle selon le potentiel économique spécifique de chaque zone monétaire ;
  2. que les parités de change entre les monnaies en circulation dans le monde permissent aux pays débiteurs nets de rembourser effectivement avec leur potentiel de production réelle les pays créanciers nets.

Équilibrage public des monnaies par les parités de change

En d’autres termes, il fallait que les créanciers et déposants en dollar, bénéficiaires d’une rente en dollar sur leur capital et leurs créances, acceptassent une parité du dollar qui rendît le travail compétitif dans les autres monnaies. Il fallait que le capital financier fût dévalué en dehors de la zone dollar afin que les excédents massifs accumulés en dollar fussent reprêtés à très faible taux d’intérêt aux débiteurs en dollar. Il fallait donc que les rentiers en dollar consentissent à une perte provisoire de rentabilité de leurs capitaux et dettes pour permettre à leurs contreparties travaillant dans les autres monnaies, de reconstituer leur solvabilité économique réelle et leur liquidité financière nominale.

Dans les faits, les rentiers en dollar ont récusé la compensation internationale des dettes en bancor, monnaie keynésienne égalitaire multinationale, pour garder entre des mains privées le règlement de l’équilibrage financier de la masse des dettes à la production effective réelle. La finance privée est devenue en dollar par la Réserve Fédérale des États-Unis, propriétaire de la règle du jeu financier international. À cause de la menace de révolution prolétarienne brandie par l’existence de l’Urss, les États ont été maintenus jusqu’à l’effondrement de l’empire communiste. Le coût économique de la défense des intérêts privés a ainsi été mutualisé dans les nations.

Depuis que la finalité humaine commune du jeu économique n’est plus proclamée par une puissance militaire, la théorie de la représentation effective de l’intérêt général par la puissance publique des États n’a plus d’assise réelle. L’État fédéral des États-Unis qui garantit juridiquement et militairement la Fed est un État hors-sol déconnecté de la réalité du peuple, laquelle est prise en charge par des États fédérés sans pouvoir monétaire. Par construction monétaire, le système politique étatsunien est sous tutelle des intérêts privés des capitalistes et créanciers en dollar.

La conversion de l’Europe à l’économie libérale d’irresponsabilité politique a été préparée par la fondation de la République Fédérale d’Allemagne en 1949. Comme aux États-Unis, la Bundesbank est une institution publique au sens anglo-saxon du terme, qui n’est pas soumise à la volonté générale par des procédures de contrôle politique de la liquidité monétaire des titres de créance. Tout naturellement, le modèle allemand s’impose dans l’euro dont la finalité n’est pas d’assurer la paix et la prospérité entre les Européens mais de placer le libre jeu des intérêts privés au-dessus de l’intérêt général et d’une règle égalitaire du jeu économique.

Religion féroce de la neutralité monétaire

L’économisme libéral ne connaît pas la différence entre le droit des personnes et le prix des choses. L’affirmation du droit de propriété y est matérialiste et objectiviste. Qui est propriétaire et pour quelle finalité individuelle et collective ? Cette question d’intérêt général ne peut plus être posée car elle crée des obligations fiscales et des contraintes sur la liberté de ceux qui possèdent. Qu’est-ce qui permet concrètement d’éluder la question de l’intérêt général et des obligations personnelles publiques et privées qu’elle implique ? L’hypothèse de la neutralité morale de la monnaie dans les rapports d’échange entre les personnes physiques et morales est le moyen de la rente financière sans risque.

Aux États-Unis et dans la zone euro, la monnaie économiquement neutre est établie par la banque centrale politiquement indifférente à la parité de change extérieure de sa devise. La neutralité monétaire y signifie que la réalité des droits humains entre et à l’intérieur des nations, et l’équilibre général entre l’offre et la demande des biens et services réglés en monnaie, n’est pas dans la responsabilité du système bancaire. Appliquer la loi sous la surveillance d’un pouvoir politique fiscalement efficient n’est pas en économie libérale moderne la condition économique universelle pour obtenir des crédits de la banque centrale.

Dans la réalité d’aujourd’hui, l’hypothèse libérale de la neutralité monétaire conduit à supprimer toute relation logique entre l’économie pratique politique et financière d’une part, et l’économie du droit et de la justice d’autre part. Les règles de droit ne sont plus que techniques absconses et la délibération judiciaire un amusement intellectuel sans réalisation économique possible. Tout le monde se contraint à savoir désormais en Europe qu’un débat politique n’a plus aucun rapport avec la réalité; qu’un impôt payé est perdu sauf pour les banques et les intérêts extranationaux; et que le travail et le salaire sont la récompense de l’individu qui s’abstient de toute solidarité.

À l’échelle des nations, l’euro émis par la BCE est une unité de rémunération garantie pour les intérêts privés extranationaux exonérés d’impôts. Les mêmes intérêts extranationaux qui gèrent la liquidité monétaire réelle publique et privée hors du regard de l’intérêt général incarné en principe par les gouvernements nationaux, ont par là-même un pouvoir d’emprunt non objectivement limité à la BCE. Grâce à l’extra-nationalité de la BCE, même les fédéralistes réclamant un État européen sont sûrs de ne pas payer le prix d’une solidarité politique européenne. La libre circulation du capital par des banques exclusivement privées interdit tout prélèvement de primes fédérales d’assurance de l’intérêt général.

La neutralité monétaire matérialisée par l’indépendance des banques est le dogme de la religion féroce qui structure la conscience des élites fatiguées de la complexité humaine. Le système de la rente garantie par le capital et par la dette calculés du passé, est intellectuellement plus simple que la délibération infinie du réel entre des intérêts personnels universels, concrets et différenciés qui soient mus par un futur commun. Travailler à penser au présent ce qui répondra aux besoins de tous est rationnellement moins rentable que de réclamer à d’autres le prix monétaire nominal des biens et services qu’on ne sait soi-même ni produire, ni livrer.

Dissoudre les sophismes libéraux dans la compensation des monnaies

Comme l’explique Michel Barnier à ceux qui comprennent ce qui ne doit pas se dire, l’administration européenne brasse de la virtualité réglementaire. La Commission Européenne en réclame l’application à des gouvernements qui n’y peuvent rien puisque leur souveraineté est intégralement monnayée par leurs créanciers extranationaux exonérés du prix de la Loi. Les rentiers bénéficiaires de la Loi par la comptabilisation libre privée de leurs titres n’en paient pas le prix fiscal aux États, lesquels sont pourtant contractuellement garants du capital de la BCE. Économiquement, le capital bancaire est la réserve de liquidité réelle de la masse monétaire adossée aux titres de capital et de crédit actifs de l’économie.

La supranationalité de la zone euro est une mécanique de destruction de la réalité européenne tant que la monnaie des Européens n’est pas renationalisée par la régulation effective du capital de la BCE et de l’euro dans un État confédéral européen. Un euro « bancorisé » dans une chambre publique de compensation garantie par une fiscalité confédérale permet un rétablissement immédiat de la responsabilité politique et financière des nations. Le capital des nations assure le capital des personnes morales qui garantit le paiement des salaires et le remboursement des dettes aux personnes physiques.

Pour que l’économie publique de la justice puisse assurer l’économie des échanges privés, il faut évidemment penser la supranationalité comme le lieu de confrontation des représentations nationales différenciées de l’intérêt général. Il n’y a que la monnaie qui autorise le commerce des représentations entre des nations qui veulent s’enrichir de leurs différences. La monnaie unique en Europe et aux États-Unis est juste une méthode simple de réserver aux élites politiques et financières les bénéfices de la paix civile construite dans l’État de droit.

La restitution de l’émission monétaire aux nations et aux sociétés dans un système de compensation centrale où toutes les personnes physiques sont économiquement garanties par des personnes morales dûment capitalisées en droit négociable par des monnaies propres, revient à :

  1. garantir les droits des citoyens par la production réelle de biens et services ;
  2. couvrir les revenus et l’épargne déposés dans les banques par du capital objectif et mesurable ;
  3. assurer par la monnaie la suffisance du capital réel à garantir les crédits comptabilisés au passif des sociétés ;
  4. assurer par des primes de change négociables sur un marché monétaire central international, les parités de change de chaque monnaie en biens et services livrables par les sociétés constituées.

Si les élites européennes et étatsuniennes refusent de penser la socialisation des monnaies par la compensation keynésienne, c’est qu’elles ne croient pas que la réalité humaine vraie, diverse et plurielle, puisse se penser. La République virtuelle de Platon est beaucoup moins risquée que la démocratie réelle d’Aristote. Mais la république libérale libertarienne ne connaît pas la monnaie qui mesure le risque ni le travail qui prépare l’avenir. Quand les citoyens réaliseront-ils qu’ils possèdent dans leur travail les risques que les spéculateurs politiques et financiers ne savent visiblement pas gérer ?

 

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