Billet invité. À propos de La Grande Dissociation. Ouvert aux commentaires.
On peut tirer de nombreuses conséquences de l’article sur la Grande Dissociation.
Si l’on maintient un apport suffisant et constant d’énergie et de matière dans le système techno-économique, il apparaît aujourd’hui déjà quasiment certain que les progrès scientifiques et techniques vont mener à ce que le travail de la machine (1) chasse à terme l’essentiel du travail humain, jusqu’à impacter la majorité de la population active. Sauf si l’on en décidait autrement, l’emploi humain disparaîtrait.
Or le lien actuel entre travail humain, emploi et revenu est aujourd’hui en Occident et dans les parties du monde qui s’occidentalisent, la convention sociale qui permet aux individus employés de se procurer les biens et services produits afin de répondre à leurs besoins de base et leurs autres désirs (2). En cas de machinisation complète du travail, ce lien conventionnel ne pourra plus être maintenu. Si nul travail humain n’est nécessaire, qu’est-ce qui va justifier l’octroi d’un revenu ?
À l’extrême, on peut présenter l’expérience mentale selon laquelle un unique capitaliste possède l’ensemble des moyens de production automatisés qui lui permettent de produire autant de biens et services que nécessaire pour répondre aux besoins et désirs de la population. Si cette population est solvable, l’ensemble des revenus de cette production revient au capitaliste, propriétaire de l’outil. Nul revenu n’est plus versé au travail humain. Bien entendu, cela conduit à un paradoxe. Si l’emploi conditionne le revenu du citoyen, alors l’absence d’emploi implique l’absence de revenu et donc l’absence d’une demande solvable et donc l’absence de revenus pour le capitaliste.
Mais si l’outil capitalistique permet réellement de produire l’ensemble des biens et services, alors le capitaliste n’a même plus besoin d’une demande solvable. Le sort, les besoins et désirs de ses congénères peuvent lui devenir indifférents. « Sa » machine produit tout ce dont il a besoin. La « solution finale » en mode actif (éliminer les non-capitalistes, travailleurs obsolètes et prédateurs concurrents sur les ressources de la machine du capitaliste) ou « l’indifférence finale » en mode passif (laisser les non-capitalistes se débrouiller sans machines en s’assurant qu’ils n’ont pas accès aux ressources accaparées) peuvent alors apparaître en perspective pour le capitaliste qui n’a plus besoin de ses congénères. Si « le capitaliste » est un groupe plus ou moins important propriétaire de la « mégamachine capitalistique » mondiale, alors on peut imaginer un monde scindé en deux, entre une élite qui jouit des fruits de sa mégamachine, et une « Sous-Humanité », réduite à subsister par ses propres moyens, et privée d’accès aux ressources majeures, accaparées par l’élite. (3)
Vous aurez remarqué qu’un autre paradoxe est que l’outil capitalistique imaginé est pourtant capable de répondre (équitablement) aux besoins (de base) et désirs (raisonnables) de l’ensemble de la population. (4)
Le remplacement total de l’homme par la machine, poussé à sa limite via cette expérience mentale, conduit à de nombreux paradoxes qui s’opposent aux objectifs spirituels et matériels de l’Humanité toute entière (la liberté et la possibilité de mener une vie bonne selon sa spiritualité ou philosophie). Ce remplacement par la machine, s’il est choisi (est-ce actuellement le cas pour chacun ?), implique donc inévitablement qu’on puisse briser le lien actuel entre travail humain, emploi et revenus permettant d’accéder à la production de biens et services par l’outil capitalistique.
Si un tel outil omnipotent apparaît qui enlève toute nécessité économique au travail humain, il apparaît tout aussi immédiatement que chacun doit pouvoir accéder à une part inconditionnelle de la production totale. Aucune morale ne peut justifier que le mode de satisfaction des besoins et désirs des uns empêche de répondre aux besoins de base des autres lorsque l’outil de production peut satisfaire aux besoins (de base) et désirs (raisonnables) de l’ensemble. Le revenu, droit individuel sur la production totale, serait inconditionnel, universel.
Bref, la redistribution ou plutôt la distribution équitable tout court de la production matérielle et servicielle est la conséquence morale inéluctable de la machinisation extrême. (5)
Mais toute l’hypothèse du progrès de la machinisation repose sur un postulat fort : un apport suffisant de ressources à transformer en biens et services. Si l’apport d’énergie et de matière est rompu, l’artificialisation totale du travail semble plus que compromise. Cette hypothèse de rupture d’approvisionnement en ressources est plausible si l’on considère que les énergies fossiles forment un stock limité (quasi non renouvelé à l’échelle de temps humaine) dont on ponctionne actuellement le contenu à un rythme insoutenable et que des matières sont en passe, pour certaines cruciales, d’être épuisées également.
Dans ce cas de figure, le travail humain (6), thermodynamiquement non consommateur de ressources non renouvelables, redeviendrait économiquement intéressant.
Les limites environnementales pourraient donc rendre impossible la réalisation du fantasme d’artificialisation totale du travail.
Aujourd’hui déjà, l’empreinte humaine dépasse la capacité terrestre. Une décroissance physique, par choix ou par effondrement, semble inéluctable à plus ou moins long terme. Le respect des limites environnementales, dans un contexte d’impossibilité d’artificialisation de l’entièreté du travail de production, conduirait nécessairement à un réacroissement du travail humain dans cette production.
Dans tous les cas, l’Humanité devra fonctionner dans son cadre environnemental ou disparaître. La surconsommation des uns par rapport aux difficultés de survie des autres serait d’autant plus immorale qu’elle serait incompatible avec une répartition équitable minimale de la production mondiale. S’il est possible d’envisager un système économique soutenable supporté par un outil productif entièrement artificiel (fondé sur les énergies renouvelables et une utilisation soutenable des matières par exemple), il restera toujours à éviter l’accaparement de la production par une élite égoïste.
Une fois réglées ces questions d’équité matérielle, il reste une fois de plus le problème fondamental de l’être humain, bien souligné par Keynes (7). Ce problème n’est en réalité pas le problème économique (survivre matériellement), bien que celui-ci a occupé l’ensemble de l’espèce depuis des dizaines de millénaires. Ce problème fondamental est en réalité spirituel, c’est le problème de l’éthique, du que faire ? Ou : comment occuper notre gros cerveau durant notre temps de vie ?
Ce problème fondamental, une fois le problème économique résolu (8), émerge, douloureux et inévitable, d’autant plus que nous baignons dans un confort matériel jamais vu auparavant.
Si l’emploi disparaît, que fera l’être humain de ses journées ? Keynes a offert des pistes (science, arts, philosophie, art de vivre). Hans Jonas a montré philosophiquement, et de nombreux jeunes héritiers fortunés et rentiers de magazines ont montré pratiquement, qu’une vie de hobbies, sans ouvrage et sans œuvre, avait ses limites. Le travail est-il un mal à faire disparaître à tout prix ? N’est-il pas un élément porteur de spiritualité et de bonheur humain ? A choisir, voudrions-nous vraiment donner tout notre travail à des machines ? (9)
S’il y a bien un travail prioritaire à entreprendre pour nos cerveaux désoeuvrés, c’est celui de choisir quelle machinisation et quelle redistribution nous voulons dans le monde qui s’annonce.
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(1) machines, automates, logiciels et autres systèmes artificiels automatisés
(2) dont le contenu est bien entendu influencé par leur époque
(3) parfois les expériences de pensée présentent de troublantes similitudes avec la réalité du monde
(4) selon Keynes, c’était déjà le cas dans la réalité en 1929, avec les moyens productifs de l’époque
(5) cela n’implique pas une répartition parfaitement égale de la production totale, mais implique une limite supérieure stricte au degré d’inégalité parmi les concitoyens du monde
(6) et animal
(7) dans « Economic possibilities for our grandchildren »
(8) comme c’est (momentanément ?) le cas pour la plupart des Occidentaux aujourd’hui, si l’on s’en tient aux besoins de base, puisqu’il n’y a plus famines, épidémies majeures et décès en masse en occident hors périodes de guerre
(9) si la machinisation conduit en outre à l’obsolescence de l’intelligence humaine « techno-économique », il faut aussi se demander vers quelles visées l’humain pourra orienter ses ressources mentales et émotionnelles ?
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