À paraître aussi dans La vie des livres/L’Observatoire des idées
Désamorcer la machine infernale…
L’anthropologue, sociologue et économiste Paul Jorion poursuit, de livre en livre, sa réflexion sur l’état du monde – et se demande surtout où il va… Son dernier opus reprend le fil de sept années de « désarroi planétaire » égrenées sur son blog, quelque part entre le décès du cinéaste Ingmar Bergman (31/07/2007) et celui du général Giap (5/10/2013).
Le 28 novembre 2008, Claude Lévi-Strauss (1908-2009) a atteint l’âge « respectable » de cent ans dans un monde dont les dévoiements donnent matière à anxiété à plus d’un anthropologue… Paul Jorion se souvient avoir été son élève de 1969 à 1971 et d’avoir été admis à son séminaire. Il venait juste d’achever la rédaction de Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard) quand cet anniversaire fait surface – et sens. L’anthropologue qui se pose des questions sur notre monde tel qu’il se défait rappelle alors aux lecteurs de son blog les méthodes « non conventionnelles » utilisées pour renflouer les banques et rétablir « la confiance des marchés »… C’est son métier – après tout, il a poussé « l’observation participante » jusqu’à « faire le trader » à Countrywide et livrer ce constat clinique : « si les banques américaines semblent très soucieuses de défendre leur intérêt propre, l’intérêt collectif n’appartient pas encore à leur horizon »…
Le commerce des hommes et celui de l’argent
Le 22 mars 2010, au lendemain d’élections une fois encore « inutiles », l’ancien trader qui avait tiré, le premier, la sonnette d’alarme alors qu’il voyait venir le tsunami des subprimes depuis son poste d’observation à Countrywide, constate encore : « Nous vivons une période que l’on peut sans emphase qualifier d’historique : le capitalisme meurt sous nos yeux et nous entraîne dans sa chute. (…) Une finance fondée sur des paris sur des fluctuations des prix s’est nourrie sur le corps affaibli d’un monde ayant cessé de compter sur la richesse pour vivre à crédit et s’est – comme il était à prévoir – effondrée. Après un temps de latence, elle entraîne désormais à sa suite les Etats qui s’étaient portés à son secours. Les peuples sont appelés à régler l’addition : il n’est question que de plans de rigueur et de lutte contre les déficits publics ; la protection sociale, conquise sur un siècle, n’aura pas duré davantage. On parle encore avec emphase de croissance, féconde d’abondance et chargée de tous les bienfaits, mais ceux ayant ces mots à la bouche savent qu’elle s’alimente depuis toujours à la gabegie d’une planète pillée sans répit. La recette en est de toute manière perdue. ».
Dès 1830, l’économiste suisse Sismondi (1773-1842) proposait une taxe sur les machines qui remplacent l’homme. Un siècle plus tard, Jacques Duboin (1878-1976) saluait La grande relèves des hommes par les machines – de cette évidence, il a fait un livre et un journal… 180 ans plus tard, où en est-on ? « La plus grande richesse créée par les machines aurait du signifier notre libération mais, aussitôt créée, elle se trouve confisquée et disparaît dans des comptes secrets » souligne Paul Jorion.
Comment alors désactiver cette machine folle alors que la « fenêtre d’opportunité » ouverte en 2007-2008 s’est refermée et que « le fil rouge mortifère du risque systémique » est redevenu invisible ? Pour l’essayiste, il s’agit bien de « rebâtir des nations de citoyens, de reconstruire une Europe des citoyens » et de s’assurer que « les marchands, à qui l’on déroule aujourd’hui le tapis rouge, cessent d’écrire les lois à la place du législateur ». Un programme pour un chef d’Etat éclairé ? Mais la condition essentielle pour que cela se fasse un jour, ce serait que « l’industrie financière s’identifie à l’intérêt général, qu’elle reconnaisse et promeuve la nécessité de garantir un cadre qui maintienne la pérennité des institutions financières sans affecter pour autant la bonne santé de l’économie ». Lorsque les fleurs auront des dents ?
« Les petites fleurs qui bordent le chemin »…
Le blogueur se souvient des « petites fleurs qui bordent le chemin », écrasées comme « par inadvertance » par les grands prédateurs à l’impunité assurée (celles dont parlait Hegel), du Moloch dont le désir de « dévorer les enfants de Carthage est plus important que le souci de leurs parents de les maintenir en vie », de la figure du marchand « promu au rang de prototype de l’être humain rationnel » et de bien d’autres choses qui n’incitent guère à la légèreté…
Comment en est-on arrivé là, deux siècles après une si inspirée Déclaration des droits de l’homme et des citoyens ? Mais cette dernière n’avait-elle pas raté l’occasion de réaliser ses buts en son article 17 ? Depuis, l’accaparement suit son cours et malheur aux victimes des grandes orgies prédatrices : « On touche ici aux ressorts profonds de la nature humaine : à cette conviction du plus crétin d’entre nous qu’il est bien plus malin que tout le monde. L’entièreté de notre pseudo-science économique est fondée sur cette prémisse. L’édifice tout entier a été conçu et sponsorisé au fil des siècles par des individus convaincus d’être bien plus malins que les autres : « Le vainqueur est « rationnel », disaient-ils, le vaincu aurait mieux fait de l’être. Tant pis pour lui. ».
Le moral de l’espèce…
L’anthropologue rappelle le grand impensé de la « modernisation » à marche forcée : le Réel, que l’on s’acharne à ensevelir « sous des tonnes de Représentations » – ce qui en psychanalyse s’appelle le « refoulement ». Et évoque trois aspects fort « remarquables » de notre temps : « Le premier est l’enthousiasme que nous mettons à rendre la planète inhabitable à notre propre espèce. Le deuxième est l’effondrement économique et financier de nos sociétés dû à une disparition du travail par l’automation et à une tentative ridicule de remplacer le revenu de ceux qui continuent à travailler par un accès facilité au crédit, alors que les implications de la propriété privée drainent une portion toujours plus élevée du patrimoine vers une fraction toujours plus étroite de la population. Le troisième est notre perte de maîtrise sur la complexité, conséquence du fait que nous avons délégué les décisions de notre quotidien aux ordinateurs et que leur fonctionnement nous est devenu opaque parce qu’ils opèrent trop rapidement pour que nous puissions encore nous représenter de manière véridique ce qu’ils font exactement. ».
Les civilisations dites « avancées » ne se suicident-elles pas par leur incapacité à prévenir leur effondrement « en raison d’une attitude de défense « court-termiste » de ses privilégiés ?
Aussi, une « transition douce » vers une fragile pérennité ne pourrait avoir lieu qu’au terme d’une redistribution du patrimoine opérée « en retirant institutionnellement ce mécanisme de concentration de la richesse » qui menace rien moins que la survie de l’espèce.
Arrivé à l’âge de cent ans, Claude Lévi-Strauss « considérait que l’espèce était pourrie jusqu’à la moelle », se souvient son ancien élève qui dirige actuellement la chaire Stewardship of Finance à Bruxelles : « Si on lui disait : « Et si elle devait disparaître ? », il répondait : « C’est ce qu’on peut souhaiter de mieux à la planète ! ».
Et si l’ordre du monde à venir s’agençait dans les présences les plus légères possibles, celles qui prendront le moins de place et de ressources par un allègement radical des illusions de domination et de prédation, tout au bord d’un vide illimité aux réalités bien trop fugitives pour être saisies ?
Paul Jorion, Comprendre les temps qui sont les nôtres 2007-2013, Odile Jacob, 236 p., 22,90€
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