Réponse à Pierre Sarton du Jonchay, par Dominique Temple

Billet invité, en réponse au dernier billet de Pierre Sarton du Jonchay

Vous écrivez dans un texte synthétique et d’une grande clarté : « Pour élaborer une solution au problème logique qui se pose à l’humain d’aujourd’hui, je retourne à la disposition causaliste de la réalité synthétisée par Aristote depuis 23 siècles. La causalité aristotélicienne décompose la formulation de toute explication du réel en matière, forme, fin et effet…

Je suis votre raisonnement parce qu’Aristote en effet envisage la perspective d’un être vivant et que le vivant connaît que ce qui s’oppose à sa vie et qui est donc de nature physique de sorte que la connaissance est naturellement arrimée à la logique de la physique : telle est la causalité avec laquelle etc.

(Mais Aristote n’ignore pas que si l’homme était mourant, il aurait d’autres pensées qui obéiraient à une autre logique, non plus celle de la physique mais celle de la… vie !)

Cependant Aristote parle de l’homme comme animal politique. Le politique est le réciproque et l’animal = vivant, mais pour Aristote le politique est premier par rapport au vivant !  Il faut d’abord que la valeur éthique (arete) soit construite pour que les choses aient ensuite un prix (azia) et non pas l’inverse du moins, c’est ce que je conclus de l’ Ethique à Nicomaque, du Traité de l’âme, de la Métaphysique, et de la Politique.

Cela ne veut pas dire que l’on ne puisse d’après l’observation d’Aristote sur l’échange et la chrématistique faire la déduction que vous faites, mais je ne pense pas que ce soit celle que Aristote lui-même aurait préférée. Il me semble que la valeur est l’axe sur lequel Aristote fonde l’éthique et ensuite le politique  et nécessairement l’économique car on ne peut dissocier l’être de ses conditions d’existence.

« Ainsi la réalité devient déconstructible par l’intelligence du sujet pluriel singularisé dans la discussion verbale de fins matérialisées formellement efficientes. Les éléments de la déconstruction sont les objets qui font cause, c’est à dire les objets qui enchaînent des motifs producteurs d’effets conformément à des fins matérialisées dans le discours formel du sujet. (…) En résumé, l’objet de la démocratie n’est pas simplement une convention de langage sur la réalité mais une réalisation véritablement commune de tout objet en bien universel.

La perspective de la démocratie que vous envisagez est donc tendue sur la logique de la physique de même que le langage qui devient alors une combinaison de données qui obéissent à des règles normalisables en termes objectifs qui empruntent leur modèle à celui des mathématiques, et la définition que vous donnez de la monnaie est également de nature physique :

« Mathématiquement, la causalité aristotélicienne produit les conditions d’un univers probabilisable qui donne un sens matériellement interprétable aux probabilités calculées. C’est ici que la monnaie est posée comme loi et instrument de conversion réciproque de la réalité probabilisée en discours ; donc comme étalon conventionnel de mesure qualifiable et quantifiable de la réalité nommée par le sujet».

La monnaie est bien fille de la Loi, mais quelle Loi ?  Nommée par le sujet, mais quel Sujet  ? une Loi qui fait sens pour tous et donc nécessairement commune à tous. Vous le dites mais les mots ont  alors deux sens soit le commun est ce qui provient du sens qui naît simultanément pour tous de la relation de réciprocité entre les hommes, soit les hommes ont acquis par la logique de la physique une perception identique de la réalité des choses et s’accordent entre eux en fonction de l’équivalence de cette perception des choses.

Mathématiquement vous avez raison, mais le sens dont parle Aristote ne me semble pas réductible à leur sens mathématique. L’interprétation que vous donnez est possible dans une logique de l’échange qui n’a pas passionné Aristote. À mon sens l’ Ethique à Nicomaque est fondée sur une autre dimension du sens, une autre dimension de la parole et des objets parce que leur réalité est subsumée par la valeur que leur attribue la puissance symbolique qui s’en empare. Or, cette puissance symbolique est distincte de son actualisation par une logique quelconque et donc de la réalité de l’objet qu’elle soit trébuchante ou pas.

L’esprit se donne le droit de s’actualiser ou de ne pas s’actualiser, et s’impose de n’agir qu’à la condition de pouvoir ne pas agir c’est-à-dire de façon délibérative. Qu’entendre alors par délibération ? Serait-ce une simple convention comme vous le dites ? La délibération ne mobilise elle que des individus qui seraient seulement convaincus par la logique de leurs représentations ?

Le avec (sun) de sunaisthanestai (penser avec : la délibération) dit certes la relation des amis. Mais l’amitié des amis résulte de la confrontation (anti) de leur quant à soi. Le anti (la formule qui change toute activité unilatérale, causale, et échangeable, en relation de réciprocité) précède ceux des verbes qui peuvent s’inscrire dans la matrice génératrice du sentiment commun par lequel l’individu se trouve élevé au niveau de citoyen. Le citoyen est capable de parler au nom de tous ou d’exprimer par le langage le sentiment qui donne à chaque chose sa part de sens dans l’économie générale.

Lorsque vous dites : « La responsabilité subjective de connaître ce qui est objectif est mesurable par la capitalisation monétaire rationnelle et régulable dans une loi formelle communément partageable ».

Je dirais que les termes de votre équation me paraissent justes mais pas dans le bon ordre.

Il me semble que la responsabilité subjective (si l’on parle du sujet humain  mu par ses objectifs politiques et non plus biologiques) est engendrée par une relation de réciprocité (la réciprocité ternaire unilatérale dans ma nomenclature). Celle-ci établit donc la loi comme responsabilité. Lorsque la réciprocité devient ternaire bilatérale (c’est-à-dire la réciprocité de marché), le sentiment de responsabilité devient le sentiment de la justice, laquelle autorise ou induit la capacité de mesurer, en faisant intervenir l’égalité.

« Dans la représentation aristotélicienne de la réalité intelligible, j’appelle « compensation » le processus financier par lequel des individus librement associés en sujets pluriels négocient le prix de tous les objets qu’ils jugent nécessaires à la poursuite de leurs fins ; lesquelles sont librement formalisées dans un espace d’unification verbale de la réalité diversifiée par la continuité monétaire numérique.Le résultat de la compensation est classiquement une matrice de prix objectifs, librement variable dans ses dimensions ».

Votre conclusion est claire. La compensation est une réciprocité formelle entre individus distincts et qui poursuivent leurs fins particulières (nous sommes dans l’économie libérale d’Adam Smith, et à deux pas de la justice procédurale de J. Rawls). Quant aux finalités particulières de cet échange elles sont unifiées par la continuité de la monnaie qui rend évidente la relation d’identité entre des choses qui fait face à leur différenciation. Vous employez alors le mot matrice dans son sens physique, pour rendre compte d’une combinaison de forces.

La réciprocité formelle médiatisée par l’identité physique est une chose. La valeur symbolique me semble autre chose  qui requiert une appartenance échappant à l’individu si parfait soit-il, même se prétendant dépositaire de la confiance divine. Ce présupposé c’est l’autre: non pas l’autre comme autre soi-même ou comme complément de soi, c’est-à-dire auquel on reste lié par une relation d’identité mais comme autre absolument c’est-à-dire sans que l’on puisse présumer de ce qu’il offre, à moins de définir cela par l’inattendu ou l’inconnu ou l’étrangeté. Mais alors quelle structure permet que naisse quelque chose entre l’ un et l’autre et qui leur appartienne à tous deux, si ce n’est ni l’identité ni la complémentarité ? La réciprocité. C’est alors que le dialogue peut être créatif ; l’objet devient certes incommensurable ou encore unique au monde ! Mais au monde cela veut dire compris de tout le monde (qui participe à la réciprocité). Auquel cas la réciprocité est le milieu où prend siège la parole comme unique mais comprise de tous, le milieu où du moins la parole cesse d’être arbitraire pour devenir sensée.

Vous faites de la réciprocité l’appareil formel qui vient clore  une déduction à partir du principe de causalité, qui sans ce retour en boucle se perdrait dans l’infini. Je crois qu’il faut mettre au contraire la réciprocité au principe car c’est d’elle que naît le sentiment commun qui donne sa valeur aux chose et leur sens à nos représentations. Il faut alors donner de la réciprocité une définition anthropologique c’est-à-dire qui prenne en compte toutes les facultés humaines, toutes les facultés de l’esprit et pas seulement la capacité de  concevoir les choses sous l’angle de la perception du vivant comme force purement physique. La réciprocité formelle qui règlerait les échanges comme un système de compensation peut-elle apporter la solution à la crise qui s’annonce ou nous faut-il dépasser le système du libre-échange par un autre ?

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