Retranscription de Le temps qu’il fait le 19 septembre 2014. Merci à Olivier Brouwer.
Bonjour, on est le 19 septembre 2014. Et si vous regardez un peu le blog, vous avez dû voir que sur une période assez courte, je crois que c’est de neuf jours, au mois d’octobre, qui sera bientôt là, on m’a demandé de parler de différents sujets. Et ce qui est intéressant pour moi, c’est le fait que cela va m’obliger, moi qui me suis intéressé dans ma vie à pas mal de choses très différentes, à rassembler un peu tout ça en une image cohérente. Si vous avez vu ce que j’ai essayé de faire, il y a – c’est quoi ? – avant-hier, dans une de ces réflexions que j’appelle « Paul Jorion pense tout haut… », il y a peut-être déjà un effort de ce type, c’est-à-dire essayer de rassembler les différentes manières dont je conçois les problèmes qui sont ceux de notre espèce, en une image intégrée. Si vous regardez… – je l’ai fait l’autre jour parce qu’on me posait la question de la validité ou non de la notice Wikipedia qui se trouve à mon sujet -, si vous regardez ça, vous avez l’impression de quelque chose d’extrêmement disparate : je me suis intéressé à telle chose, ou j’ai écrit tel et tel article ou livre à ce sujet, puis j’ai pensé à autre chose, etc. Je suis passé d’une chose à une autre, qui ont l’air de relever véritablement de domaines de la pensée extrêmement distincts. Et là, dans les jours qui viennent, il y a donc [ces interventions]. Je vais le faire dans l’ordre chronologique (si je me trompe dans les dates, ne me faites pas confiance à ce sujet-là, il faut aller vérifier). Les annonces sont là [sur le blog] ces jours-ci, parce que j’ai reçu les programmes ces jours récents.
Le 4 octobre, je vais à Strasbourg, et là, c’est un groupe de psychiatres qui [me] demandent d’intervenir sur la question de l’emprise. C’est-à-dire de ce sujet que j’appelle moi, en général, quand j’en traite, du pouvoir des hommes sur les choses et des choses sur les hommes. J’en ai traité en particulier dans le livre qui s’appelle Le capitalisme à l’agonie. Quelles sont les contraintes qui viennent de ce que nous appelons d’un mot très ronflant et qui sans doute ne correspond pas à une réalité physique, de ce que nous appelons « notre volonté ». Nous obligeons les choses à faire ce que nous voulons selon la « cause finale » d’Aristote : nous nous assignons un but et puis nous faisons intervenir les choses de cette manière-là. Il y a là cette chose que nous ne voyons pas, que nous ne percevons en général pas, et sur laquelle Marx avait attiré l’attention en disant : « la ferme hérite du fils aîné », c’est-à-dire en inversant la perspective habituelle [qui dit que] le fils aîné hérite de la ferme. Il avait attiré l’attention sur le fait que ce sont souvent les choses qui nous imposent ce que nous faisons, et que nous reconstruisons – comme nous avons l’habitude de le faire pour nos actes – nous reconstruisons une histoire : une histoire dans laquelle ce sont les choses qui en fait font ce que nous leur demandons. Donc, le 4, demande venant des psychiatres, que je vienne partager mon savoir avec eux.
Alors le 11 et le 12, la semaine suivante, le week-end suivant, je suis invité par des historiens. Là c’est à Blois, c’est dans le cadre des Rendez-vous de l’histoire. Il y a une partie qui est consacrée à l’économie, et là, les historiens me demandent de venir parler de Penser l’économie autrement. Et le lendemain, le lundi 13, je parle dans le cadre de ce qu’ils appellent Les rencontres du Louvre, je parle de cet ouvrage que j’ai écrit et qui lui correspond véritablement à mon métier tel que je l’avais défini, qui est véritablement un ouvrage d’anthropologie, d’anthropologie de la pensée, des modes de pensée, l’« anthropologie des savoirs » comme je l’appelle. Une réflexion anthropologique sur l’ensemble de l’histoire humaine – et du coup ça apparaît peut-être un petit peu aussi comme ce qu’on appelle de la philosophie des connaissances, de l’épistémologie – une réflexion sur ces deux notions qui sont fondamentales dans notre culture au point que nous imaginons qu’il s’agit de choses naturelles qui se trouveraient là dans une rencontre non-problématique entre la nature et nous, qu’on appelle la vérité et la réalité. Mais il suffit de s’apercevoir que les cultures humaines, comme la culture extrême-orientale, ont pu se développer et arriver à des développements technologiques très comparables aux nôtres jusqu’au 16ème, 17ème siècles sans notion, sans concept équivalent à ceux de vérité et de réalité. Et là, la demande qui m’est formulée, c’est peut-être encore plus intéressant, je dirais, à mon point de vue que des psychiatres et des historiens – non pas que ce ne soit pas intéressant que ces gens-là me demandent de parler, mais c’est déjà arrivé, d’une certaine manière – là, ce sont les professeurs de prépas. Alors si vous n’êtes pas Français, vous ne savez pas nécessairement ce que sont les prépas : ce sont les classes préparatoires à l’entrée dans les grandes écoles, et donc le système parallèle à l’enseignement universitaire qui existe en France, et qui correspond à des choses qui existent ailleurs, dans d’autres pays. Aux États-Unis, on appelle ça « Ivy League », qui est une espèce, je dirais, de première division des universités, en général des universités privées. Pourquoi « Ivy » ? « Ivy », c’est le mot pour du lierre, ce sont des universités, en fait, qui copient le système britannique d’Oxford et Cambridge, qui est, lui aussi, un système équivalent, je dirais, à ce que nous appelons les grandes écoles en France. Sur ces universités américaines qui ont voulu copier Oxford et Cambridge, on laisse pousser le lierre sur les murs, [ce] qui donne un aspect médiéval qui rappelle la tradition scolastique médiévale dont ce type d’universités se réclament. Encore qu’on ne le dise pas très ouvertement, mais, je dirais, c’est un peu ça leur spécificité.
Et donc, parler aux professeurs des prépas, c’est-à-dire que c’est eux qui ont demandé qu’en fait je parle de la vérité et de la réalité, eh bien, ça m’a fait très plaisir. Ça m’a fait très plaisir parce que ce sont quand même des notions tout à fait fondamentales de notre culture, et je fais partie du tout petit groupe de personnes – on m’envoie tout à l’heure un livre de Barbara Cassin, donc je mentionne le nom d’une autre personne qui s’intéresse de très près à ça – ces notions de vérité et réalité sont considérées en général comme non-problématiques, comme j’ai dit tout à l’heure, que ce sont des choses qui vont de soi. Elles ne vont pas de soi, elles ont été inventées au sein de notre culture, et le processus par lequel elles ont été inventées est un processus extrêmement lent et, heureusement pour nous, très très bien documenté. Nous savons exactement ce qui s’est passé au procès de Galilée, nous savons exactement, avec quelques bouquins un peu perdus ici et là, mais nous savons exactement en quels termes Platon et Aristote ont discuté de ce que c’est la vérité, et ont fait émerger une définition moderne – moderne au sens où nous la partageons toujours – de ce que c’est que la vérité. La réalité est venue plus tard, il y a eu en particulier un apport massif dans la réflexion sur ce que c’est que la réalité par les néo-platoniciens, dans les premiers siècles après Jésus-Christ, et donc ça a suivi de cinq, six siècles les efforts qui ont été faits par Aristote et Platon eux-mêmes.
Et je ne voudrais pas terminer là-dessus, parce qu’en fait c’était une entrée en matière. Ce que je voulais dire, c’est qu’effectivement, on m’oblige – et c’est une très bonne chose, je ne me sens pas victime de la coercition ! – à essayer de mettre en une image intégrée les différentes choses auxquelles j’ai réfléchi. Et un autre élément, et j’y ai fait allusion, un autre élément qui m’oblige à mettre tous ces éléments ensemble, c’est d’avoir regardé, comme nombre d’entre vous m’ont encouragé à le faire, la première saison de cette série suédoise qui s’appelle en anglais Real humans. On ne l’a pas traduit.Heureusement on n’a pas laissé l’expression suédoise, parce qu’il y a des tas de caractères qui rendent très difficile la lecture pour des gens comme moi qui n’ont pas été élevés dans ce type d’alphabet. Ça s’appelle « real humans », « de vrais êtres humains », et pour ceux qui ne savent pas ce que c’est, c’est la relation curieuse, difficile, étrange, qui se développe dans un monde où nous sommes entourés de réplicants – c’est l’expression qui a été utilisée dans le livre et dans le film inspirés de l’œuvre de Philip K. Dick, qui s’appelle Blade Runner, qui s’appelait Do Androids Dream of Electric Sheep? si je me souviens bien du titre original, « Est-ce que les androïdes rêvent de moutons électriques ? », et la traduction française, je ne sais pas, mais vous allez me la dire, et le film qui en a été fait s’appelle Blade Runner, et il posait déjà très bien cette question d’un monde dans lequel nous sommes entourés de robots qui nous ressemblent à ce point que la confusion entre dans les esprits.
Alors, pour ceux qui n’ont pas vu cette série, je dirais, les deux grands thèmes dominants, c’est que, si nous, êtres humains, sommes entourés de robots qui nous ressemblent de manière étonnante, la confusion va devenir totale : nous allons devenir amoureux d’eux, ils vont nous imposer des choses que nous n’avons pas envie de faire, ça va être le grand, euh, … merdier intellectuel et émotionnel, et c’est ça que le film nous montre et c’est très très intéressant, et ce qu’il nous montre aussi, c’est que si certains de ces robots sortent d’une dépendance, je dirais, programmée vis-à-vis de nous, s’ils deviennent indépendants, eh bien ils réinventent nos travers : il y a là une jeune « robote » homophobe, il y a un robot réplicant qui devient bigot, il y en a une qui se transforme en tueur en série, c’est-à-dire que s’ils obtiennent la liberté, ils vont reproduire entièrement nos défauts. Et il est intéressant de voir que leur motivation, c’est de s’intégrer. Alors ils vont s’intégrer en représentant la variété la moins, comment dire ?, la moins alléchante de l’espèce humaine.
Alors, si vous n’avez pas vu cette série, [je vais faire] comme les autres ont fait avec moi, [je vais] insister pour [que vous] la regardiez. Ça pose… ce n’est pas une simple série. J’avais regardé House of Cards la semaine précédente, qui est bien : c’est sympathique, parce que c’est Kevin Spacey, etc., et c’est bien : c’est intelligent, etc., mais là, ici, avec ce Real humans, on est vraiment dans la question de la mécanisation, de la présence qui monte autour de nous de ces robots, et c’est ça qui m’a conduit, hier soir, à passer pas mal de temps à rassembler la documentation que vous m’envoyez souvent sur le transhumanisme, et à essayer de lire ça de manière un petit peu systématique.
Et alors là, ce qui apparaît quand on passe quelques heures à relire ça, je dirais, dans l’ordre, c’est que il y a effectivement sous ce nom de « transhumanisme » des messages qui sont distillés par un certain nombre de personnes qui sont de véritables fêlés – c’est l’expression « crackpot » que j’essaye de traduire de l’anglais. Un « crackpot », c’est vraiment un type, oui : c’est un fêlé… – des individualités qui peuvent être intéressantes, il y a là-dedans de grands inventeurs, des gens qui sont vraiment… il y a Monsieur Kurzweil qu’on compare, à juste titre probablement, à Edison, mais quand il se met à réfléchir, je dirais, sur ce qu’est l’avenir et sur ce qu’il faudrait en faire, ça part un petit peu dans toutes les directions.
Quand on parle de ces penseurs transhumanistes maintenant, on emploie souvent l’expression « New Age ». On dit : « Voilà, ce sont des gens New Age ». Et en m’intéressant de manière un peu plus précise à leur profil, je comprends ce qu’on veut dire en disant « New Age ». Ce n’est pas que ce sont des hippies d’une manière ou d’une autre, au contraire, ce sont des gens qui sont fascinés par la technologie, mais ce sont des individus qui sont des mystiques. Voilà : ce sont des individus qui sont pris dans un discours millénariste. Le millénarisme, comme vous le savez, n’est pas spécifiquement chrétien : il y a du millénarisme juif, il y a du millénarisme musulman, c’est cette idée que un jour, on va être sauvés ! Ça peut être aussi, la croyance en des extra-terrestres qui viendront nous sauver un jour, ce n’est pas nécessairement Dieu, mais c’est cette idée qu’on est dans un tel – j’ai employé le mot « merdier » tout à l’heure et je le reprends – que nous sommes dans un tel merdier que nous n’en sortirons pas par nous-mêmes et qu’il faudrait que le secours vienne de l’extérieur. Alors, dans le rêve transhumaniste, c’est nous qui allons faire ça, mais nous en déléguant déjà, je dirais, de manière tout à fait massive, les décisions qu’il faut prendre, à des machines. Alors, si on se projette un petit peu dans l’avenir et qu’on réfléchit, disons, à 2100, voilà : à 2100, qu’en est-il advenu de ce rêve transhumaniste, enfin de ces différentes choses qu’on nous présente aujourd’hui comme du transhumanisme. Nous allons nous changer en cyborgs et devenir des machines, nous allons devenir immortels etc., et qu’est-ce qui aura bien pu se passer en 2100 ? Eh bien, si nous ne faisons rien par rapport à notre environnement, par exemple, eh bien il est très clair que l’environnement en 2100 sera devenu pratiquement invivable à des êtres humains. Et par conséquent, il ne suffit pas d’aider les machines à avancer, il ne suffit pas d’essayer de nous transformer nous en robots pour aboutir à une solution. Si nous ne changeons pas d’attitude – et à ce moment-là je ne parle pas du tout de nos représentations, qui peuvent devenir effectivement un mysticisme millénariste d’immortalité humaine – [si] ce que nous faisons dans la réalité est insuffisant à assurer la survie de l’espèce jusqu’à la fin du siècle… Bon, il faudrait que nous prenions les choses en mains.
Ces transhumanistes parlent de « singularité » au moment où la machine nous aura véritablement dépassé, et c’est un petit peu un rêve, effectivement, millénariste, de dire que ça se passera un jour en particulier : c’est en train de se faire autour de nous, il n’y aura pas de jour, en 2029, où on pourra dire : « Voilà, maintenant les machines sont plus intelligentes que nous et peuvent tout faire mieux que nous », non, c’est un processus qui est en train de se mettre en place. Mais si nous ne changeons pas de cap, nous, en tant qu’humains, en rassemblant ces éléments que nous appelons « notre volonté » pour faire les choses autrement, eh bien ce rêve transhumaniste aura servi à une seule chose, c’est à assurer le remplacement des êtres humains par une espèce qui est dans sa, comment dire, dans sa tradition, qui aura été produite par les êtres humains sans aucun doute, mais qui les aura remplacés.
C’est-à-dire qu’en 2100, nous aurons un monde où des machines feront un certain nombre de choses, les mêmes que nous faisons maintenant ou d’autres encore, mais nous ne serons plus là : nous ne serons plus là pour le voir. Alors, d’une certaine manière, la vie, ce sera une vie artificielle, mais elle se sera perpétuée, avec un avantage. C’est-à-dire qu’en fait, le grand ratage qui aura été réalisé sur les plantes et sur nous, c’est qu’il y a une espèce de course à l’échalote qui est organisée parce que nous ne vivons pas, en tant qu’individu, éternellement. C’est l’espèce qui essaye de survivre de manière éternelle. Elle n’y réussit jamais : elle peut réussir sur un certain nombre de millions d’années mais elle ne peut pas y réussir de manière infinie. Mais nous aurons transmis aux machines la possibilité de survivre. Et la machine n’a pas cet inconvénient que nous avons, si on veut, qui est celui de l’obsolescence programmée. Quand nous mettons de l’obsolescence programmée dans les machines, nous le faisons dans un but purement commercial, pour obliger les gens à en racheter. Mais ce n’est pas nécessaire. Dans ce robot qui est sur Mars en ce moment, il y a pas d’obsolescence programmée : on aimerait que ça dure le plus longtemps possible. Voilà. Alors quand on me dit : « Oui mais l’intelligence artificielle, il y a pas d’émotions dans ces machines ! », bon, j’ai déjà expliqué moi-même dans un livre qui s’appelle Principes des systèmes intelligents comment on recrée de l’émotion dans une machine, et la question de dire : « Oui mais c’est très compliqué pour une machine de se reproduire », dans la mesure où les machines peuvent être éternelles, il n’y a pas de nécessité pour elles de se reproduire nécessairement. C’est parce qu’il y a un ratage chez nous que nous sommes obsédés par l’idée de la reproduction et que nous commençons à nous dégrader à titre individuel quand nous avons terminé notre tâche reproductive.
Voilà. Alors, le message est un peu le même que dans les interventions précédentes : il y a un Grand Tournant, il y a une grande décision à prendre si nous voulons sauver – le Grand Défi, je crois que ça a été appelé par quelqu’un dans le cadre du blog [à moins que ce ne soit moi !] – si nous voulons relever ce Grand Défi, il faudra que nous le fassions nous-mêmes, ce ne sont pas les robots qui le feront à notre place, et ce n’est pas non plus, à mon sens, en nous transformant nous : nous-mêmes, êtres humains, en tant que robots que la solution sera là. Non, il faut que nous fassions avec la nature qui nous a été donnée, et voilà, en sachant que, dans notre cas, c’est l’espèce qui tente de se poursuivre et pas les individus en particulier.
Bon, il y a des idées intéressantes dans la science-fiction, il y a des idées intéressantes dans le transhumanisme, mais malheureusement, ce n’est pas ça qui va nous sauver, c’est un peu une confédération, je dirais, de rêves un peu fous, d’individus pris dans un délire, un délire mystique.
Voilà. Allez ! à la semaine prochaine.
@Pascal C’est qu’elle était à vendre …