Propos recueillis par Dominique Berns et publiés aujourd’hui dans le quotidien belge Le Soir
Q : Vous, Paul Jorion, vous citez Arnold Toynbee : « Les civilisations ne meurent pas assassinées ; elles se suicident. » Bruno Colmant, vous renchérissez : « Je crains, dites-vous, que certains hommes qui dirigent l’Europe ne soient en train de saper les fondements d’un projet de prospérité ». L’Europe est-elle dirigée par des gens incompétents ?
Bruno Colmant. La déflation en est la meilleure illustration. On a créé une monnaie unique sur base du postulat que cette monnaie serait structurante et ferait converger les économies réelles. Le contraire s’est produit. Ensuite, face à la crise financière, puis économique, on a répondu par la rigueur et la contraction monétaire. On a forcé les Etats à s’extraire de leur rôle incitatif et on a tout fait pour éviter une « monétisation » de la crise, une création d’inflation qui eut permis de diluer les dettes. Résultat : nous sommes en déflation. Pourquoi avoir imposé cette stratégie économique perdante ? Parce qu’on a voulu croire que l’austérité permettait de conjurer la crise. En réalité, l’austérité est devenue le plus petit commun multiple ; et l’euro, une monnaie récessionniste et déflationniste.
Q : La déflation est-elle un signe de l’échec de l’euro ?
Bruno Colmant. De la manière dont a été géré l’euro. On a voulu à tout prix protéger le capital ; et on a sacrifié le travail. Avec comme résultat, dans la périphérie de la zone euro, des taux de chômage dignes des années 30.
Q : Paul Jorion, vous partagez cette analyse ?
Paul Jorion. On a créé une Europe des marchands, en supposant que le reste – le renforcement de l’union politique, voire le fédéralisme – suivrait. C’est une idée classique du libéralisme, selon qui l’auto-régulation et la main invisible comblent les vides. Ceux qui nous dirigent auraient donc cru que les systèmes fiscaux allaient s’unifier sans que personne ne change les lois ? Apparemment, oui !
Q : La solution serait alors « plus d’Europe », un fédéralisme européen. Mais est-ce de l’ordre du possible ? Qui en veut vraiment ?
Paul Jorion. Un véritable fédéralisme constituerait une sortie « par le haut ». Dans le contexte actuel, le seul moyen de le réaliser c’est de remettre les comptes à zéro à l’intérieur de la zone euro, via un défaut généralisé des Etats. On restructure la dette des 18 Etats, et dès le lendemain, la dette commune est mutualisée, via l’émission d’eurobonds.
Q : Et ceux qui aujourd’hui détiennent les dettes publiques ?
Paul Jorion. La dette est restrucurée au sein de la zone euro : les Etats ne versent que les sommes qu’ils sont en mesure de payer. Sinon, la concentration de la richesse va encore s’accentuer : toujours plus de pauvres et toujours plus de riches. Pourquoi ? Parce qu’il y aura toujours ceux qui paient leurs impôts, dont une partie importante est consacrée au service de la dette, et ceux qui, possédant des assurances-vie ou des obligations, encaissent les intérêts, et minimisent l’impôt qu’ils paient grâce à l’optimisation fiscale – en particulier en Belgique, où les gains du capital sont moins taxés que les gains du travail.
Q : Mais n’avons-nous pas vécu au-dessus de nos moyens ?
Paul Jorion. Non. Regardez l’évolution des ratios dette publique sur PIB. A l’exception de la Grèce, la courbe ressemble à un stick de hockey : jusqu’en 2008, le ratio est stable ou décroissant. Ensuite, il remonte. Pourquoi ? Parce que les Etats et les contribuables ont réglé l’ardoise de tous les paris faits par les banquiers entre eux. Nous avons sauvé les financiers qui avaient vécu eux au-dessus des moyens dont disposait l’ensemble de la société.
Bruno Colmant. Je ne suis pas d’accord. Nous avons vécu au-dessus de nos moyens parce que nous avons emprunté et gagé ces emprunts sur la prospérité future. Nous avons endetté les générations futures pour financer des dépenses courantes, et même pas des dépenses d’investissement. Et la déflation renforce la valeur du capital au détriment des travailleurs de demain, alors que l’inflation permettrait de diminuer la dette des générations futures en appauvrissant les rentiers d’aujourd’hui. Si, contrairement à Paul, je ne crois pas qu’il y aura un défaut généralisé, je pense qu’il met le doigt sur un élément essentiel : nous sommes en défaut sociétal. Globalement, notre dette dépasse la capacité fiscale, la richesse nationale ; et cela va s’aggraver avec le coût du vieillissement.
Q : Même si nos sociétés sont toujours plus riches ?
Bruno Colmant. Individuellement, nous sommes plus riches. Plus exactement : ceux qui possèdent des actifs. Mais collectivement, nous sommes plus pauvres. C’est pourquoi je crois que nous verrons des situations de défaut, qui n’en porteront pas le nom – on parlera de ré-échelonnement, de restructuration… – quand on va se rendre compte, pays par pays, que la capacité fiscale ou la richesse privée n’est pas suffisante pour honorer la dette. L’euro ne se prête pas à un défaut généralisé, car il agrège des pays extrêmement différents. Or, l’Allemagne ne fera pas défaut. Ni le Luxembourg… Mais on connait ceux qui vont faire défaut : la Grèce, l’Italie, l’Espagne…
Paul Jorion. Mais alors il n’y aura plus d’euro : l’« euro portugais » vaut déjà moins que l’« euro allemand »…
Bruno Colmant. Ce sera la seule manière de conserver la monnaie unique, trop forte pour certains pays. L’Europe fait face à une contraction économique aggravée par la rigueur. Mais le véritable obstacle est l’excédent de dette publique, un passif qui grèvera la création de richesse future. Il va donc falloir faire transpirer le patrimoine privé vers le remboursement d’une dette collective. A mes yeux, cela se fera de manière insidieuse, au niveau national, alors que Paul préconise une mesure radicale et globale.
Paul Jorion. La solution proposée par Bruno s’accompagnera d’un pourrissement de la situation. Le système est tellement fragilisé qu’il ne pourra pas se permettre le défaut d’un pays après l’autre.
Bruno Colmant. Si on dissout une partie des dettes publique, si on dilue la monnaie par inflation, on libère le futur. Mais il va falloir comprendre qu’il faut une politique keynésienne de grands travaux et un réescompte auprès de la BCE – autrement dit : un financement monétaire.
Q : Des chercheurs américains annoncent le « deuxième âge des machines », où, disent-ils, pas loin de la moitié des emplois actuels pourraient être occupés par des robots. Face à cette perspective, vous ressuscitez, Paul Jorion, une proposition du philosophe Sismondi : que tout individu remplacé par une machine ou un robot reçoive à vie une rente perçue sur la richesse créée par cette machine ou ce robot…
Paul Jorion. Le travail est en train de disparaître. La société taïwanaise Foxconn a pour objectif d’équiper ses usines d’un million de robots pour remplacer ses 1,2 millions de salariés. Si les gains de productivité des robots profitent uniquement aux actionnaires et aux dirigeants des toute grandes entreprises, le pouvoir d’achat de la majorité de la population va s’effondrer. Henri Ford gagnait 40 fois plus que le moins bien payé de ses ouvriers. Le dirigeant d’une multinationale gagne 450 fois plus que le salaire moyen dans son entreprise. Va-t-on continuer ainsi à l’infini ? D’où cette proposition de taxe sur la productivité des machines.
Q : Qui financerait un revenu à vie pour des gens devenus inactifs ?
Paul Jorion. Non, il faudrait utiliser cet argent pour reconstruire le monde de manière durable, une planète qui puisse survivre sur le long terme. Cela coûte cher mais permettra de créer de multiples emplois.
Bruno Colmant. Je ne suis pas d’accord avec une taxe sur les robots. Il faut miser sur l’éducation ; et je pense que d’autres métiers vont se créer.
Q : Mais ne faut-il pas que les gains de productivité soient largement redistribués ?
Bruno Colmant. Oui. Mais pas nécessairement par les taxes. Par ailleurs, même si c’est difficile, il faut admettre que la « main invisible » n’est pas totalement un mythe. Un jour, quelqu’un aura une idée à laquelle nous ne pensons pas…
Paul Jorion. Cette idée à laquelle nous ne pensons pas, c’est de se mettre à l’ouvrage avec enthousiasme pour remettre notre pauvre planète en état.
« En période de récession économique ou de crise politique, l’extrême gauche devient souvent l’extrême droite…! » Il faut changer de lunettes…