À paraître à l’Institut Momentum.
L’essence de la monnaie
Marx bâtit Le capital sur la distinction entre « valeur d’usage » et « valeur d’échange », notions qu’il attribuait à Aristote. En fait, dans le passage de l’Éthique à Nicomaque où ces notions sont censées se trouver, Aristote n’utilise à aucun moment de mot pouvant être traduit par « valeur » : quand il évoque ce que nous appelons aujourd’hui la « valeur », les termes qu’il emploie sont : « tel que mesuré par le prix ».
Le mérite revient à Sylvain Piron (2010) d’avoir découvert la source de cette erreur : une traduction délibérément erronée par le Scolastique Albert le Grand (1193-1280), soucieux d’importer une logique de la valeur dans le texte d’Aristote, erreur que les traducteurs qui viendront à sa suite répéteront au fil des siècles, la croyance qu’une « valeur » se cache – au titre de sa vérité – derrière tout prix s’étant répandue grâce à Albert le Grand au point d’apparaître aujourd’hui comme étant de simple sens commun.
Mais que dit véritablement Aristote dans ce passage fautivement traduit ? Qu’il y a pour les choses auxquelles un prix peut être associé, deux usages possibles : leur usage propre, par exemple pour des chaussures, d’être portées à ses pieds, et leur usage dans l’échange, par exemple d’être vendues ou échangées, par exemple contre des leçons de guitare.
Pourquoi mentionner cette remarque d’Aristote ? Parce que s’il est vrai qu’il y a pour tout bien ces deux usages possibles, il existe une chose bien particulière pour laquelle ces deux usages coïncident, se confondent. C’est bien entendu la monnaie : l’argent. L’usage propre de la monnaie est d’être échangé. La monnaie a donc du point de vue des choses qui s’échangent, une spécificité remarquable : l’argent est la seule marchandise dont l’usage propre est l’usage d’échange.
Les fonctions de la monnaie et ses genres
La distinction la plus claire entre les différents types de monnaie a été offerte par John Maynard Keynes en 1930 dans son A Treatise on Money.
Keynes y parle des monnaies marchandise, faites d’or ou d’or et d’argent, systèmes monétaires où l’ensemble des biens et des services s’échangent contre une marchandise : un métal précieux ou deux métaux précieux. Ce qui caractérise ces métaux dans les monnaies marchandise, c’est qu’à la différence des autres biens, ils constituent un moyen d’échange générique : toute autre marchandise peut être échangée contre de l’or et/ou de l’argent. Les monnaies marchandise constituent donc en réalité un système de troc, mais il s’agit d’un troc spécialisé : l’un des deux biens échangés est de nature quelconque mais l’autre est nécessairement un métal précieux.
Keynes distingue ensuite les monnaies gérées. La monnaie gérée est une monnaie qui n’est plus en soi du métal précieux : elle circule sous forme de billets de banque et de pièces en métal vil qui ne sont en réalité que des jetons, mais elle est adossée à du métal précieux, ce qui signifie qu’à condition d’en posséder de grandes quantités, il est possible de se présenter à la banque centrale et de réclamer un échange des sommes présentées contre de l’or. Ainsi les États-Unis disposaient d’une monnaie gérée jusqu’en 1971 dans le cadre des accords de Bretton Woods datant de 1944. La France précipita la chute du système en réclamant de l’or contre les dollars en sa possession. Peu de temps après, Nixon dénonçait la parité du dollar avec l’or : la devise américaine cessait d’être une monnaie gérée pour devenir une monnaie fiduciaire.
Une monnaie fiduciaire n’est elle plus adossée à rien, la seule garantie dont elle dispose est la bonne foi de l’État qui l’émet.
Il y a d’autres manières de caractériser les monnaies, dont les trois classiques remontent à Aristote.
Aristote distinguait dix catégories, les catégories aristotéliciennes étant des types de regard que nous portons sur le monde. La première caractérisation classique d’Aristote est que la monnaie constitue une unité de compte ; ceci revient à envisager la monnaie selon la catégorie de la quantité.
La catégorie de la qualité existe elle selon deux modalités : une qualité peut exister sous une forme statique, que l’on appellera « en puissance », ou sous une forme dynamique que l’on dira « en acte ». La deuxième caractérisation classique de la monnaie consiste à dire qu’elle est un moyen d’échange, ce qui revient à la considérer « en acte ». Enfin, la troisième caractérisation classique de la monnaie consiste à dire qu’elle permet de constituer une réserve en vue d’un échange ultérieur, elle est envisagée ici « en puissance » de sa fonction de moyen d’échange.
D’autres catégories aristotéliciennes peuvent bien entendu être appliquées à la monnaie. Ainsi la substance : métal précieux ou vil, papier ou traces électroniques sur un disque dur, ou bien le lieu : dans ma poche, sur un compte dans une banque commerciale, ou sur un compte dans une banque centrale, etc.
La monnaie peut également être envisagée selon la catégorie du quand, soit la localisation dans le temps. Ainsi Keynes oppose aux monnaies « à proprement parler » (money-Proper) que sont les monnaies marchandise, gérée et fiduciaire, la monnaie bancaire constituée des « titres » que sont les reconnaissances de dette. Un titre est une promesse d’être transformé ultérieurement en argent à une date précise et pour un montant spécifié. Une reconnaissance de dette a une valeur marchande et elle peut en conséquence servir ainsi – du moins en période de calme sur les marchés financiers – de pseudo-monnaie : la « monnaie bancaire ».
Neutralité ou non de la monnaie
Les différentes écoles économiques ont interprété la monnaie de deux manières distinctes : soit comme un outil actif qui laisse son empreinte sur les transactions où elle intervient parce qu’elle leur impose des contraintes liées à sa nature propre, soit comme un outil passif, on dit encore « neutre », dont la nature est sans influence sur les transactions où elle intervient. Si l’on pense que la monnaie est active, on considère que son existence même modèle la finance et l’économie selon des caractéristiques qui lui sont propres ; si l’on considère au contraire qu’elle est passive, on la voit comme se contentant d’être le moyen grâce auquel ces activités s’exercent mais sans leur imposer de forme particulière.
Silvio Gesell (1862 – 1930), dont John Maynard Keynes (1883 – 1946) estimait que le souvenir de son nom se perpétuerait davantage que celui de Karl Marx (1818 – 1883), considérait que la monnaie était active. Il était possible du coup, en modifiant ses caractéristiques de changer l’économie. Il préconisait ainsi la monnaie « fondante » : une monnaie qui se dépréciait avec le passage du temps, ce qui décourageait de la thésauriser et encourageait au contraire à l’utiliser dans l’échange.
Keynes considérait que si l’on obligeait la monnaie officielle à « fondre » de cette manière, les gens s’efforceraient de découvrir, comme substitut plus fiable, un étalon qui lui ne fondrait pas, l’or par exemple, et que le problème réglé par la monnaie fondante se reconstituerait ailleurs, ne s’étant au bout du compte que déplacé d’un endroit vers un autre.
Je considère personnellement que la monnaie est neutre et que les maux que nous lui attribuons sont ceux d’institutions que nous avons mises en place par ailleurs et au sein desquelles la monnaie circule ou stagne. Ces institutions sont la propriété privée des moyens de production, le prêt à intérêt et la spéculation.
Il existe en effet au cœur de nos systèmes économiques, et ceci indépendamment de la nature de la monnaie, une machine à concentrer la richesse qui constitue elle le cœur de tous nos problèmes d’ordre financier. Cette machine à concentrer la richesse pourrait tout aussi bien fonctionner sans monnaie, sur la base simplement d’échanges en nature.
« En période de récession économique ou de crise politique, l’extrême gauche devient souvent l’extrême droite…! » Il faut changer de lunettes…