Billet invité.
Le rendez-vous d’été des dirigeants des banques centrales dans la station de sport d’hiver de Jackson Hole n’est plus ce qu’il était. D’enceinte dévolue à des débats académiques, il est devenu le lieu d’enjeux politiques ; rencontre instituée entre banquiers centraux et représentants des mégabanques, il a renoué avec sa liste d’invités d’origine en excluant ces derniers.
Il s’y manifeste cette année comme un soupçon de nostalgie vis à vis de ces temps heureux, pas si anciens, où munis de la seule arme de leurs taux, les banques centrales faisaient la pluie et le beau temps. Suscitant la tentation de revenir dès que possible sur leurs mesures accommodantes pour retrouver la normalité, exprimant ainsi un conformisme avec lequel il serait bon de renouer, et dont il serait injuste que seuls les dirigeants politiques en bénéficient.
Hélas, il ne semble pas y avoir de marche arrière de disponible, impliquant de se résoudre à l’évidence : piloter un système financier de plus en plus complexe réclame des instruments de plus en plus sophistiqués pour le mesurer, et des leviers de plus en plus introuvables pour le diriger. Mettre tout en équations mathématiques n’est plus la panacée, après qu’il se soit avéré que cela ne permettait même pas d’évaluer sérieusement le risque !
Signe des temps également, les banquiers centraux ont été entraînés sur des terrains glissants auxquels ils ne sont pas accoutumés, placés par défaut en première ligne. Quand ils n’élargissent pas de facto leurs missions traditionnelles (et statutaires) – la maitrise de l’inflation, la Fed y ajoutant l’emploi – ils multiplient les préconisations et les admonestations aux gouvernements, comme Mario Draghi s’en est fait ouvertement la spécialité, à la suite de son prédécesseur Jean-Claude Trichet qui envoyait des courriers confidentiels, méritant tous qu’il leur soit opposé le célèbre « qui t’a fait Roi ? ».
Mais où s’arrêter sur ce chemin glissant ? Est-il du rôle des banques centrales de peser sur les politiques fiscales ? D’exiger des réformes structurelles, notamment du marché du travail ? De mettre en garde contre les prises de risques financières excessives, ou bien encore de s’inquiéter des inégalités croissantes (beaucoup plus rarement, il est vrai) ? A quoi sert cet élargissement des missions, si ce n’est des compétences, si c’est pour reconnaître son impuissance ? Les plongeant dans le marigot, comment celui-ci se justifie-t-il au regard de leur soi-disant indépendance ? Fi de ces interrogations, c’est une nouvelle politique que l’on voit se dessiner en Europe, la BCE pouvant y trouver matière à une politique du donnant-donnant – un chantage pour l’appeler par son nom – comme elle semble se préciser. Il faut bien trouver de quoi remplacer l’épouvantail de marchés assagis ayant perdu leur crédibilité…
Une fois placé dans la position de gardien suprême – non plus de la seule monnaie mais de la conduite de l’économie au nom de la <i<pensée unique – serait-il envisageable que la BCE monnaye des indulgences moyennant compensation ? En clair, qu’elle desserre un peu les contraintes fiscales en contrepartie de la réalisation de réformes libérales ? Remarquons que telle est très exactement la politique revendiquée par Matteo Renzi en Italie, implicitement suivie par François Hollande en France (selon le principe faire sans le dire, et dire sans le faire !). On verra si les propos tenus par Mario Draghi à Jackson Hole sont ou non annonciateurs d’une telle politique, et l’ampleur éventuelle qu’elle prendra, car il va bien falloir débloquer le verrou d’une manière ou d’une autre, n’en déplaise à la Bundesbank et à la Chancelière allemande.
Sans doute le président de la BCE a-t-il prononcé la phrase clé de son intervention lorsqu’il a expliqué que la flexibilité existant dans la réglementation fiscale devrait « être utilisée pour mieux réagir au faible rétablissement [de l’économie] et subvenir aux coûts des réformes structurelles nécessaires »… Reste à la mettre en pratique, aux bons soins du nouveau président de la Commission, Jean-Claude Juncker. Celui-ci est également prié de préparer une explication de texte à propos d’une autre phrase alambiquée de Mario Draghi : « il pourrait être utile d’avoir une discussion sur la politique budgétaire globale de la zone euro « , qui laisse entendre ainsi que le gouvernement allemand devrait davantage contribuer à la croissance budgétaire globale. En tout état de cause, il ressort dès maintenant une certitude : ils vont continuer à jouer petit et n’auront pas de résultats tangibles !
L’exposé sur le marché du travail de Janet Yellen, la présidente de la Fed, a été plus explicite. Comme l’annonçait le thème de cette année du symposium, elle s’est penchée sur la mesure difficile du chômage et a mis en évidence qu’il pouvait être partiellement masqué et se révéler plus élevé que les statistiques officielles n’en font état, justifiant sa prudence en matière de relèvement du taux directeur principal de la Fed. D’où sa référence déjà mentionnée au taux du travail, et non plus du chômage. Il a été retenu qu’elle pourrait accélérer la hausse du taux principal de la Fed. Toutefois, en reconnaissant que le chômage diminuait plus vite que prévu et que l’inflation augmentait plus que les prévisions, elle a enregistré que la boussole était décidément déréglée et que le pilotage à vue s’imposait, rendu plus difficile en raison d’impératifs contradictoires. En d’autres termes que plus le système financier devenait complexe, plus il devenait difficile de l’encadrer.
Janet Yellen l’a traduit à sa façon en revendiquant dans la conduite des opérations de la Fed un pragmatisme « qui ne repose sur aucun indicateur ni modèle particulier ». Reprenant les propos tenus en juin dernier par Mark Carney, le gouverneur de la Banque d’Angleterre, qui accordait une importance nouvelle à la faible progression des salaires, son adjoint a ajouté son grain de sel. A son tour, Ben Broadbent a relativisé l’importance accordée à la baisse du taux de chômage pour prendre en considération la faible progression des salaires – n’y voyant que la conséquence « d’une période de faible progression de la productivité » – avec comme conséquence que la relance n’est pas ce qu’espéré…
« Cela serait mieux de vivre dans un monde simple et qui ne change pas, au sein duquel correspondraient à des objectifs inchangés des politiques opérationnelles identiques » a-t-il épilogué, retombant sur ses pieds en affirmant que, comme « les banquiers centraux l’ont toujours dit », « la maîtrise de la cible d’inflation doit être conduite de manière pragmatique, dépendant en fin de compte d’une gamme d’indicateurs »… Nous voilà bien avancés, et eux aussi !
Décidément, le terrain est devenu glissant pour les banquiers centraux !
(suite) (« À tout seigneur tout honneur ») PJ : « il n’est pas exclu du tout que je me retrouve dans la…