Le mystère du fantomatique « chapitre 5 » (I) Une trouvaille
Le mystère du fantomatique « chapitre 5 » (II) Keynes pressé par son agenda politique ?
Le mystère du fantomatique « chapitre 5 » (III) « Le taux d’intérêt tend à être égal au rendement marginal du capital »
Le mystère du fantomatique « chapitre 5 » (IV) Le rendement du capital provient du travail appliqué aux ressources naturelles
La révolution, Keynes l’écarte, et la raison qu’il donne, c’est le lourd prix humain à payer, dont on sait qu’il sera très élevé alors que le résultat est par nature incertain. L’un de ses étudiants écrit dans les notes qu’il prend lors d’un de ses cours en 1933 : « La tentation existe pour nous de guérir les maux qui découlent de notre incompréhension en recourant à une destruction encore plus massive sous la forme d’une révolution » (Skidelsky 1992 : 502).
Keynes restera attaché toute sa vie à la position qu’il exprime déjà dans l’essai qu’il consacre à Edmund Burke (1729-1797), alors qu’il n’est encore qu’un étudiant de 21 ans, passage que j’ai déjà eu l’occasion de citer :
Notre capacité à prédire est si faible qu’il est rarement avisé de sacrifier un mal actuel pour un hypothétique avantage futur […] il ne suffit pas que l’état de fait que nous cherchons à promouvoir soit meilleur que celui qui le précède, il faut encore qu’il soit à ce point préférable qu’il compense aussi les tragédies qui accompagnent la transition (Skidelsky 1983 : 155-156).
Et si l’Union soviétique est représentative de ce sur quoi débouche une révolution, il faut en rejeter également le principe en raison de la restriction inacceptable des libertés individuelles qu’on y observe, qui « annihile la liberté et le sentiment de sécurité dans la vie quotidienne » (Keynes [1925b] 1972 : 258), et pour l’ultra-dirigisme inefficace en matière économique qu’on y met en place, où l’on combine, comme Keynes le souligne en 1932 dans un article intitulé « The Dilemma of Modern Socialism », les pratiques « qui ont un sens d’un point de vue économique » et celles qui sont « mal avisées d’un point de vue économique », et ceci parce qu’on y fait entrer en conflit des objectifs qui relèvent en fait de stades successifs de la révolution en marche : la Révolution proprement dite, qui est action, le Plan Quinquennal où ne devraient apparaître que des pratiques « qui ont un sens d’un point de vue économique », enfin la réalisation de l’Idéal révolutionnaire qui autorisera des pratiques « mal avisées d’un point de vue économique » mais conformes à l’Idéal, essentiellement parce que le « problème économique » de l’humanité (« à chacun selon ses besoins ») aura été résolu (Keynes [1932] 1982 : 34).
Keynes nous surprend cependant, comme nous avons pu le voir, dans le compte-rendu qu’il publie en 1926 d’un livre de Trotski consacré à la Grande-Bretagne : Where is Britain Going ?, quand il présente le point de vue du révolutionnaire russe sous un jour étonnamment favorable et ne lui oppose que des arguments dont il est invraisemblable qu’il ignore qu’ils apparaîtront très peu convaincants face au réalisme et à la logique implacable de Trotski.
Or on se rend compte à la lecture de ce projet de « chapitre 5 » de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie que si Keynes avait poursuivi dans la voie que ce chapitre semblait ouvrir, il aurait eu bien du mal à justifier la politique purement réformiste qu’il prône dans cet ouvrage et qui en constitue le principal message. Le passage au socialisme que Keynes préconise par l’« euthanasie du rentier » au chapitre final du livre, intitulé : « Notes finales sur la philosophie sociale à laquelle la théorie générale peut conduire », n’est en effet possible que si le taux d’intérêt tombe à zéro parce que le capital a cessé d’être rare. Mais si le taux d’intérêt mesure le montant d’une rente ponctionnée grâce à un apport de travail tirant parti des aubaines que prodiguent la nature et de l’aubaine que constitue l’organisation collective du travail, alors le taux d’intérêt ne tombera jamais à zéro (la question de la prime de risque incluse dans le taux d’intérêt étant délibérément ignorée) puisque cela supposerait que la nature a cessé de prodiguer ses bienfaits et que l’organisation collective du travail ne produit plus désormais aucune valeur ajoutée par rapport au travail fourni par des individus isolés. Mais un taux d’intérêt nécessairement supérieur à zéro ne reflète rien d’autre que notre acquiescement implicite à la spoliation dont sont victimes toutes les parties impliquées – à l’exception des « capitalistes » ou rentiers qui eux en bénéficient – du fait de l’institution qu’est la propriété privée, qui permet la ponction d’une rente privée sur la générosité que manifeste l’environnement naturel envers notre espèce, a priori dans son ensemble.
Quand Keynes affirme qu’il éprouve « de la sympathie » pour la théorie supposant que le versement d’intérêts trouve sa source dans les ressources naturelles qui nous entourent, il s’autorise une allusion en passant au fait qu’il n’ignore pas en réalité quelle est la nature du mécanisme véritablement à l’œuvre. Lui qui a considéré qu’il était crucial que nous tenions compte des « esprits animaux » qui dictent selon leur fantaisie nos comportements, était fort bien placé pour se rendre compte que la « sympathie » en question lui signalait la voie dans laquelle il fallait qu’il s’engage. Il préféra cependant condamner la porte qui s’ouvrait là devant lui.
Skidelsky écrit, alors qu’il clôture dans le dernier volume de sa trilogie, sa réflexion sur la personne de Keynes : « Au fond de son cœur, Keynes était un constitutionnaliste, et non un révolutionnaire, un auteur de synthèses, non un pourfendeur. Il se défendait contre les implications révolutionnaires de ses propres théories, qui indiquaient un monde au sein duquel aucun équilibre n’était possible » (Skidelsky 2000 : 476).
Une question se pose alors à nous : faut-il imaginer que Keynes a remplacé en 1936 le rendement marginal du capital comme explication du taux d’intérêt par la préférence pour la liquidité – alors qu’il avait commencé par s’engager dans la première de ces voies en 1933 ou 1934 – par simple souci de simplifier une construction théorique sinon entièrement achevée et qu’il entendait désormais aller vite, comme le suppose Skidelsky, ou pour « dramatiser » son exposé, comme le suggéra Robertson, ou bien encore, troisième possibilité, comme l’écrit Skidelsky dans un autre contexte, pour « se défend[re] contre les implications révolutionnaires de ses propres théories… » ?
Il est très difficile de trancher bien entendu, apportons cependant quelques éléments.
Skidelsky écrit, cette fois dans le premier des trois volumes de sa biographie de Keynes, celui consacré à l’enfance et à la jeunesse de son sujet : « La philosophie offrit les fondations même de la vie de Keynes. Pour lui, elle venait avant la science économique… » (Skidelsky 1983 : 133), et la formation dont il bénéficia dans ce domaine à Cambridge n’a pu être que complète et approfondie. La différence entre matérialisme et idéalisme n’a donc pas pu, en toute bonne logique, lui échapper. La différence qui existe entre un concept dont l’objet est inscrit véritablement dans le monde sensible, matériel, comme celui disons, d’un « épi de blé », et une représentation localisée au sein d’une mémoire humaine, une idée, du genre « ma préférence pour la pâte d’amande plutôt que le chocolat », devait lui être parfaitement familière.
Par ailleurs Keynes, non seulement philosophe, mais aussi mathématicien de formation, auteur d’un Traité de probabilité (1921) qui impressionna, comme nous l’avons vu, Bertrand Russell, n’ignore pas qu’un objet du monde sensible, tel un épi de blé, peut être examiné et évalué grâce à la méthode expérimentale, tandis qu’une représentation logée dans une mémoire humaine est à l’abri de toute remise en question du fait de ce que j’appellerais le principe du « a beau mentir qui vient de loin ». Qui m’interdit, par exemple, si vous me cuisinez sur mes préférences en matière de confiserie, de vous expliquer aussitôt que j’ai dit « pâte d’amande » que je voulais en réalité dire « nougat » ?
Du coup, quand Keynes déplace l’explication du taux d’intérêt en termes de rendement marginal du capital, dont le fondement est la différence entre les vingt grains présents sur l’épi de la récolte et le grain unique qui fut planté à l’origine, vers une explication du taux d’intérêt en termes de préférence pour la liquidité, à savoir « Vais-je placer mon argent ou le laisser sur mon compte en banque ? », il ne peut ignorer qu’il délaisse une explication matérialiste au bénéfice d’une explication idéaliste ; il ne peut ignorer qu’il rejette une explication susceptible d’être soumise à la méthode expérimentale au profit d’une hypothèse qui sera protégée contre toute remise en question par le principe du « a beau mentir qui vient de loin ».
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Keynes, John Maynard, A Treatise on Probability, London : Macmillan, 1921
Keynes, John Maynard, « A Short View of Russia » (1925b) Essays in Persuasion, The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume IX, London : Macmillan – Cambridge University Press, 1972
Keynes, John Maynard, « The Dilemma of Modern Socialism » 1932, Donald Moggridge (sous la dir.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume XXI, Activities 1931-1939, World Crises and Policies in Britain and America. London : Macmillan / Cambridge University Press, 1982 : 33-38
Skidelsky,Robert, John Maynard Keynes. Hopes Betrayed 1883-1920, London : Macmillan, 1983
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. The Economist as Saviour 1920-1937. London : Macmillan, 1992
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, London : Macmillan, 2000
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