Billet invité. À propos de « La transmission des savoirs », à Bécherel, le 19 avril 2014
Lors de son exposé à Bécherel, Paul Jorion nous fait découvrir la complexité du métier de paludier et plus particulièrement, son apprentissage.
J’avoue que la proposition du pèse-sel m’a interpellé car elle sous-estime tout de même grossièrement la complexité du problème. Elle ne concerne que la réaction de cristallisation elle-même et le gradient moteur de celle-ci (à savoir la concentration d’une saumure). Cette « solution » fait l’impasse sur la dynamique de l’installation concernée et les moyens à disposition des exploitants.
En fait le paludier réalise un véritable travail d’ingénierie, caché par l’apparente simplicité des choses et bien entendu l’absence de conceptualisation. Simplicité du produit tout d’abord, aujourd’hui qui peut s’étonner d’avoir du sel sur sa table alors qu’il fut une monnaie du fait de sa rareté. Simplicité de la matière première (de l’eau de mer, dont la composition n’est pas si « simple »), simplicité du principe d’obtention (la concentration et la cristallisation par évaporation de l’eau à l’air libre), simplicité des installations (des étendues d’eau inertes).
Or le paludier effectue ce que l’on appelle en génie chimique (chemical engineering) une séparation sélective, du sel (chlorure de sodium principalement) des autres constituants de l’eau de mer (matières organiques et minérales valorisées ou non).
Le paludier doit faire fonctionner une installation industrielle de plusieurs réacteurs de cristallisation (les œillets) dont chacun est très spécifique (on verra pourquoi plus loin), et ce à basse intensité énergétique et capitalistique : sans automatisation, sans mesure « en temps réel » des flux de matières et des paramètres (composition des saumures aux points de l’installation) avec peu de main-d’œuvre.
Chaque œillet fonctionne évidemment suivant les mêmes principes physiques (thermodynamique, mécanique des fluides, chimie) dont le principal est l’évaporation de l’eau par échange de chaleur avec le milieu extérieur.
Pourquoi sont-ils si spécifiques comme nous l’explique Paul Jorion? Leur spécificité provient essentiellement de deux choses : la géométrie de l’œillet et le caractère chaotique du milieu réactionnel (surface de l’œillet).
L’œillet a une surface importante et une faible profondeur (rapport de 50-100 environ entre la longueur de l’œillet et sa profondeur). La surface importante permet de maximiser l’échange de chaleur et donc l’évaporation de l’eau, ce qui facilite la concentration et la décantation des matières (dont les cristaux de sel dans les œillets). La faible profondeur rendra en revanche l’agitation du milieu réactionnel très sensible même pour des vents faibles et cela avec des conditions aérauliques chaotiques (dans le temps et dans l’espace du marais salant) rendant aléatoire la détermination d’un régime continu. Mais surtout le régime de chaque œillet sera très spécifique, en instantané, mais aussi sur le long terme. Comme l’explique Paul Jorion, chaque œillet a un régime de production propre : bilan matière des quantités produites, et régime de maintenance (encrassement, envasement…).
Au passage on peut préciser que l’approche du pèse-sel correspond plutôt à une démarche ou on va maîtriser la dynamique des systèmes, c’est-à-dire dans des systèmes industriels non « chaotiques » conçus pour opérer dans des conditions de variabilité très réduites. Et ce, de telle sorte à atteindre un régime continu, semi-continu ou à tout le moins répétable (par lot/campagne de production).
Dans le cas du paludier, intégrer l’ensemble des facteurs intervenants serait-il possible « scientifiquement » ? Pour le savoir il faudrait au moins essayer moyennant : instrumenter, mesurer en temps réels sur plusieurs saisons tous les paramètres opératoires, recueillir les données de production et de maintenance et enfin mouliner tout ça avec un puissant serveur. Enfin rappelons que la solution doit être compatible avec la structure humaine d’une exploitation de marais salant.
Un paludier aura-t-il les ressources pour tenter la modélisation de son exploitation de la sorte ?
Le travail de Paul Jorion et Geneviève Delbos (La transmission des savoirs, 1984), montre que oui, à certaines conditions. Notamment de consacrer plusieurs années à l’observation simple du fonctionnement du marais et à l’apprentissage par « supplément » et « complément ». La modélisation des paramètres physiques discrets ne sera pas forcément connue du paludier, en revanche, des paramètres macroscopiques seront anticipés globalement correctement ce qui assurera la viabilité économique de l’exploitation.
L’esprit humain arrive donc de façon inconsciente à une modélisation d’un système complexe et la maîtrise de la conduite de celui-ci. Le tout dans un milieu hautement corrosif, en consommant peu d’énergie fossile, en assurant la transmission de son savoir sans faire de mal à son prochain.
Le paludier nous redonne donc confiance dans notre condition humaine sur bien des aspects et les robots ont de quoi bien se tenir ( 😀 ).
» Voyou » …?…plutôt..!