Le mystère du fantomatique « chapitre 5 » (I) Une trouvaille
Skidelsky a fait l’excellente remarque qu’une fois que Keynes avait choisi sa ligne politique, il mettait alors au point la théorie qui la justifiait et, avec la facilité qui était la sienne, la tâche était rarement insurmontable : « Il inventait la théorie qui justifierait ce qu’il avait l’intention de faire », écrit-il (Skidelsky 1992 : 344).
Pourquoi remplacer ce qui apparaît comme une véritable théorie du taux d’intérêt, bien qu’à ce stade simplement encore en germe, présente dans le « chapitre 5 » inédit de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936), retrouvé trente ans plus tard dans un panier à linge, par la préférence pour la liquidité, qui rappelle irrésistiblement la couche de peinture plus épaisse qu’à l’accoutumée qui cachera les imperfections d’un mur négligé ? Parce que, selon Skidelsky, Keynes était désormais décidé à publier sous la forme d’un appel solennel au plein emploi, ses vues sur le caractère intolérable du chômage de masse. Pour Keynes, le moment propice était venu sur la scène politique et il avait bâti, pour impressionner économistes et politiques, une théorie entière qui justifierait son appel.
Keynes avait bâti son édifice théorique sur les trois piliers de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, et avait en sa possession ce qui lui était nécessaire pour ce qui touchait à l’emploi et à la monnaie (son Treatise on Money publié six ans avant le Théorie générale, l’y avait admirablement préparé, complété par six années donc de discussions serrées avec ses collègues et confrères sur les sujets couverts dans cet ouvrage, ainsi que par les séminaires de ses étudiants, dont l’un d’entre eux, le plus souvent Richard Kahn (1905 – 1989) qui serait son exécuteur testamentaire, l’informait des conclusions). Pourtant, et toujours selon Skidelsky, il était conscient que pour ce qu’il en était du taux d’intérêt, ses progrès avaient été insuffisants et que proposer un mécanisme cohérent à ce sujet lui prendrait trop de temps et le retarderait du coup dans la réalisation de son agenda politique. Alors, plutôt que de terminer la pièce de la nouvelle maison dont la finition incomplète retarde la pendaison de la crémaillère, il en condamne la porte et peint sur sa surface un paysage en trompe-l’œil. Skidelsky écrit :
C’était presque comme s’il n’avait atteint le taux d’intérêt qu’à la toute fin de son nouveau périple analytique et s’était alors rendu compte que cela compliquait les choses. […] La détermination du taux d’intérêt reste en suspens comme un petit bout de tâche inachevée (ibid. 559-560).
Skidelsky rapporte également l’opinion de Dennis Robertson (1890 – 1963), qui détiendra la chaire d’Économie politique à Cambridge de 1944 à 1957, selon qui l’explication du taux d’intérêt en termes de « préférence pour la liquidité » avait surtout pour but de « dramatiser » l’exposé de la Théorie générale (ibid. 564). Il faut savoir que Robertson n’était pas n’importe qui aux yeux de Keynes, qui le considérait doté d’un « cerveau de première classe », comme il l’expliqua un jour dans un courrier adressé à sa mère, Florence Keynes (ibid. 350).
Mais le « chapitre 5 » oublié pendant trente ans dans un panier à linge suggère une autre interprétation possible : celle d’une machine-arrière délibérée en raison des conclusions sur lesquelles il aurait débouché.
(à suivre…)
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Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. The Economist as Saviour 1920-1937. London : Macmillan, 1992
Désolée, Mr Jorion, de ne pas pouvoir prendre connaissance votre réponse. Vous êtes d’ailleurs le seul avec qui cela m’arrive…