On lit ceci dans A Tract on Monetary Reform que John Maynard Keynes publie en 1923 :
Le nombre de personnes comprenant ne serait-ce que les rudiments de la théorie des marchés à terme est à ce point limité, que l’occasion s’est présentée en 1920, et tout simplement entre Londres et New York, où un vendeur de dollars au comptant pouvait gagner du 6% annualisé au-dessus du taux à Londres pour de l’argent à court terme en convertissant ses dollars en livres sterling pour les reconvertir en dollars à échéance d’un mois ; tandis que, si j’en crois des chiffres qui m’ont été communiqués, il était possible à Milan à la fin du mois de février 1921, de vendre de la livre sterling au comptant et de la racheter à terme à un mois, et de s’assurer ainsi des gains à un taux annuel supérieur de 25%, voire plus, aux intérêts que l’on pouvait obtenir à Milan sur un dépôt en liquide d’un mois en lire (Keynes 1923 : 130).
Pourrait-on imaginer à la lecture de ce bref extrait qu’il ne s’agit pas là de stratégies que Keynes avait lui-même mises en pratique ? On sait par ailleurs que c’est à cette époque qu’il acquit des œuvres de Seurat, Signac, Picasso, Derain, Matisse et Renoir. Il perdit la quasi-totalité de ses gains spéculatifs en 1928 et 1929 mais se refit à partir de 1935 (Skidelsky 1992 : 29). Il mourut à la tête d’une fortune considérable.
« Nicholas » (Ernest Harold) Davenport (1893-1979), agent de change et journaliste financier, écrivit à propos de Keynes, qu’il a bien connu : « La spéculation a amélioré sa pensée économique et sa pensée économique a amélioré sa spéculation » (ibid. 26). Dans son livre intitulé Memoirs of a City Radical, il suggère que la motivation du Keynes spéculateur du début des années 1920 était davantage de tester les thèses de son A Treatise on Probability que de gagner de l’argent (ibid. 692).
Le personnage du spéculateur, absent du courant dominant de la pensée économique, existe bel et bien dans les écrits théoriques de Keynes, ainsi, quand il tente d’expliquer en 1936 la préférence pour la liquidité dans la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, il mentionne trois motivations : « transactionnelle », « précautionneuse » et « spéculative » et il définit la dernière comme « l’objet de s’assurer d’un profit du fait que l’on sait mieux que le marché de quoi l’avenir sera fait » (Keynes 1936 : 170). Il avait déjà eu l’occasion d’expliquer précédemment dans le même ouvrage que
Si l’on me permet de m’approprier le terme de spéculation pour l’activité qui consiste à prédire la psychologie du marché, et le terme d’entreprise pour l’activité qui consiste à prédire le rendement à venir d’actifs sur l’entièreté de leur vie… (ibid. 158).
Chez Keynes donc les opérations du spéculateur ne sont pas comme celles de l’agent économique que suppose la théorie des « anticipations rationnelles » de John Muth et de Robert Lucas, à savoir de simples expressions spontanées générant automatiquement l’objectivité des prix, mais sont la mise en application de véritables stratégies. Selon Keynes le spéculateur n’a que faire d’une valeur qui émergerait sur le long terme : son seul souci est celui du prix ici et maintenant. Il s’en explique au chapitre 12 de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie :
On pourrait supposer que la concurrence entre professionnels experts, dont le jugement et les connaissances sont supérieurs à ceux de l’investisseur privé moyen, serait à même de corriger les errements de l’individu ignorant laissé à lui-même. Il se fait cependant que l’énergie et le talent de l’investisseur et du spéculateur professionnels sont essentiellement dédiées à d’autres tâches. Car la plupart d’entre eux sont, en réalité, principalement soucieux, non pas de faire des prévisions à long terme d’excellente qualité à propos du taux probable d’un investissement sur sa vie entière, mais de prévoir avec un temps d’avance par rapport au grand public certains changements dans la manière conventionnelle dont il est évalué. Ce qui retient leur attention, ce n’est pas ce qu’un investissement vaut en réalité pour celui qui l’a fait « une fois pour toutes », mais à quel niveau le marché situera son cours d’ici trois mois ou un an, sous l’influence de la psychologie des foules (ibid. 154-155).
Il faudrait dire aujourd’hui lorsqu’il est question d’un spéculateur humain, au lieu de « d’ici trois mois ou un an », « d’ici une heure ou jusqu’à la clôture » ou « d’ici une à cinq millisecondes », si l’on parle d’un « algo » (pour « algorithme »), d’un robot implémentant une « strat » (pour « stratégie »).
On a pu lire dans ce passage qu’au contraire de la « science » économique qui n’a rien à dire au sujet du spéculateur puisqu’il est absent de son horizon conceptuel, aux yeux de Keynes le spéculateur existe véritablement et son comportement mérite d’être analysé.
Comme Keynes le signale, l’horizon stratégique de l’investisseur professionnel ou du spéculateur n’est pas le long terme mais le court terme, horizon dont il définit la durée précise comme il l’entend. Quel que soit cet horizon, l’objectif du spéculateur est identique : dégager un profit, c’est-à-dire avoir in fine vendu plus cher qu’il n’a acheté, l’ordre dans lequel les deux transactions auront eu lieu étant sans importance sur des marchés symétriques comme les marchés à terme sur lesquels l’option existe, nous l’avons vu, d’entrer indifféremment en tant qu’acheteur ou en tant que vendeur.
À quoi renvoie la référence de Keynes à la « psychologie des foules » qu’il mentionne à la fin du passage cité ? Au fait qu’il est possible de viser une maximisation du profit, une maximisation de la différence entre le prix de vente et le prix d’achat, lorsque s’est développée une tendance.
Aucune tendance ne dure éternellement : une « correction » finira bien par se manifester, selon le mécanisme dit du « retour à la moyenne » : l’intervenant qui était présent sur le marché pendant que se développait la tendance s’en retirera en « prenant son profit », selon l’expression consacrée, pour autant que sa stratégie se soit révélée gagnante, ou en « coupant ses pertes » si elle s’est avérée perdante. L’existence de ce « retour à la moyenne » (cf. Jorion 1983) est cependant controversée ; le fait que les intervenants se préoccupent de l’écart présent entre le cours et ce qu’on appelle le « fondamental », à savoir le prix additif des composantes de la société ou du produit qui sont cotés, fait que ce fondamental joue selon moi un rôle d’attracteur pour le cours.
André Orléan, qui cautionne l’hypothèse de Keynes, parle à propos du développement de tendance de « mimétisme » (Orléan 1986), ce qui suppose une observation par tout intervenant du comportement des autres et d’un ralliement au comportement majoritaire. Il faut cependant remarquer qu’il n’est nullement nécessaire qu’il y ait comportement mimétique pour qu’une majorité des intervenants se conduisent de la même manière : le fait qu’ils aient adopté la même politique suffit pour cela et la recherche active du profit, qui est la motivation de la plupart sinon de tous, est bien une politique, même si les stratégies et les tactiques mises en œuvre varieront d’intervenant à intervenant.
Or la recherche du profit n’a besoin pour données que la seule évolution du prix et des volumes associés. Une simple observation du déroulement historique des prix et des volumes échangés permet de laisser se développer la tendance si la position qu’on a adoptée (acheteuse ou vendeuse) est gagnante, et à inverser sa position lorsqu’un renversement de tendance a lieu. Aucune autre information n’est nécessaire pour cela qu’un examen de la séquence des prix passés et des volumes qui leur étaient associés ; l’observation du comportement des autres intervenants n’est nullement nécessaire : elle ne contient aucune information additionnelle par rapport à l’évolution du prix et des volumes.
Dans un article publié en 2006, intitulé : « Adam Smith’s Invisible Hand Revisited. An Agent-Based simulation of the New York Stock Exchange » (Jorion 2006), j’ai présenté les résultats d’une simulation multi-agents d’un marché boursier que j’avais programmée. Certains effets apparus éclairent les intuitions de Keynes.
On constate d’abord lorsqu’un marché est en place depuis un certain temps, une concentration inéluctable de la richesse : certains intervenants deviennent de plus en plus riches, tandis que d’autres disparaissent en raison de leur insolvabilité. On constate ensuite que le marché est moins stable, plus disposé aux krachs, lorsque les intervenants développent des stratégies précises d’achat et de vente que quand ils n’en ont pas.
Les stratégies des agents avaient été programmées de manière à mimer de véritables comportements : surfer sur la tendance et se retirer lors du renversement de tendance. L’intervenant se déterminait un horizon stratégique propre, examinait si le prix avait été à la hausse ou à la baisse sur cet intervalle de temps et se positionnait pour suivre la tendance. Lorsque celle-ci s’était concrétisée en un certain montant de profit, un renversement de tendance était postulé et la position inversée.
Il n’y a en fait aucune nécessité pour le spéculateur d’analyser le comportement des autres, de « la foule » dans son ensemble, parce que l’évolution du prix et des volumes sont les seul éléments d’information pertinents : vendre plus cher que l’on a acheté est la « loi du profit » et constitue en soi un principe d’action suffisant. La foule n’a ici qu’un seul rôle à jouer : constituer l’armée de gogos que l’on entend plumer !
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Jorion, Paul, « Effet attracteur de la performance économique moyenne. Un test de la théorie de l’économie paysanne de Chayanov », Revue de l’Institut de Sociologie, 3-4, 1983 : 423-437
Jorion, Paul, « Adam Smith’s “Invisible Hand” Revisited », Proceedings of the 1st World Conference on Simulation of Social Systems, Kyoto, August 2006, Vol. I, Springer Verlag : 247-254
Keynes, John Maynard, A Tract on Monetary Reform, London : Macmillan 1923
Keynes, John Maynard, The General Theory of Employment, Interest and Money, London : Macmillan 1936, Volume VII de The Collected Writings of John Maynard Keynes
Orléan, André, « Mimétisme et anticipations rationnelles : une perspective keynésienne », Recherches Économiques de Louvain / Louvain Economic Review
Vol. 52, N° 1, 1986, pp. 45-66
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. The Economist as Saviour 1920-1937. London : Macmillan, 1992
@Khanard, J’ai été surpris d’être sur la liste alors que personne ne m’avait sollicité. Probablement mes travaux sur l’intrication quantique…