Le Credit-default Swap (VI) Policy Analysis Market : le marché à terme du terrorisme

Le Credit-default Swap (I) Définition
Le Credit-default Swap (II) Positions de « couverture » et positions « nues »
Le Credit-default Swap (III) La crise grecque
Le Credit-default Swap (IV) La formation du prix de la prime
Le Credit-default Swap (V) Ce qu’a à en dire la « science » économique

J’ai présenté dans le cas du Credit-default Swap le comportement d’un instrument financier pour lequel deux mécanismes interviennent dans la fixation du montant de la prime que celui qui cherche à s’assurer (qu’il soit ou non véritablement exposé à un risque) verse à celui qui a accepté de l’assurer. J’ai montré que le second mécanisme permet à la spéculation de s’immiscer dans la formation du prix. J’ai montré aussi les conséquences du fait que la « science » économique, cautionnant une interprétation de la formation des prix où ce second mécanisme est absent, le montant de la prime – aussi fantaisiste soit-il devenu du fait de l’impact des spéculateurs – est interprété comme l’expression objective d’un risque auquel sont réellement exposés les détenteurs de cette dette.

Le fonctionnement du Credit-default Swap décrit précédemment a mis en évidence ce que j’avance là. Il existe toutefois un exemple plus probant et plus révélateur encore du confusionnisme entretenu par la « science » économique dans l’interprétation de la formation du prix d’un produit financier lorsque les spéculateurs ont accès à ce marché, il s’agit de l’affaire du « marché à terme du terrorisme » en 2003.

Il s’agissait dans ce cas précis d’un autre type de produit dérivé que le Credit-default Swap, en l’occurrence un contrat à terme (« futures » en anglais) dont la logique financière est cependant essentiellement la même que celle de la prime de CDS : un produit dont le prix est à la hausse ou à la baisse en fonction d’un risque perçu. Lorsque les contractants ne sont pas véritablement exposés au risque en question, leurs opérations ne sont pas de « couverture » mais purement spéculatives, exactement comme dans la cas d’une position « nue » sur Credit-default Swap.

L’amiral John Poindexter avait fait l’actualité en 1990 quand il avait été pris la main dans le sac à mentir lors d’une déposition sous serment dans le cas fameux de l’affaire Iran-Contra en 1986 quand des ventes d’armes à l’Iran, alors sous embargo, avaient servi à financer secrètement les Contra qui luttaient contre le régime progressiste au Nicaragua. Il n’eut pas à en souffrir puisqu’on découvrit à point nommé que l’immunité lui avait été garantie préalablement à sa déposition. Quoi qu’il en soit, il était en 2003 de retour aux affaires avec deux projets. L’opinion publique crut à l’époque qu’il n’avait eu gain de cause sur aucun des deux car il dut démissionner en raison de l’indignation qu’ils suscitèrent. Mais l’opinion publique, comme souvent, se trompait : le premier projet était celui d’une hyper-surveillance des citoyens américains ordinaires, soupçonnés a priori de terrorisme par la National Security Agency (NSA). Le second, intitulé Policy Analysis Market, était celui de la mise sur pied par la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), un département du Pentagone, le ministère de la Défense américain, d’un marché à terme dont les produits seraient des prévisions d’actes terroristes. Celui-ci ne fut pas mis en œuvre en raison du tollé que provoqua la révélation du projet.

Le fait que l’amiral Poindexter eut en réalité, nous le savons maintenant, gain de cause sur l’autre projet qu’il préconisait à l’époque devrait nous inciter à nous intéresser à celui des deux qui échoua à se matérialiser. Il se fait qu’il s’agit très certainement de la plus belle occasion qui nous est offerte de saisir quelle est la logique qui sous-tend, selon la « science » économique, la formation du prix, sinon dans le cas du Credit-default Swap, du moins dans un cas apparenté.

Le concept du Policy Analysis Market était le suivant : créer un marché à terme qui permettrait de connaître la probabilité d’attentats terroristes ou autres événements géopolitiques dramatiques, en fonction du prix que des intervenants seraient disposés à payer pour des contrats représentant l’éventualité de tels événements. Le mécanisme exact de ce marché nous est inconnu du fait que le projet fut étouffé dans l’œuf quand deux sénateurs démocrates : Byron Dorgan et Ron Wyden, rendirent public son lancement imminent pour faire connaître leur indignation.

Je commencerai par montrer comment la logique qui préside au Credit-default Swap peut être aisément transposée dans celle d’un marché à terme (futures).

Prenons le cas de deux contrats qui étaient proposés comme exemples par les promoteurs du marché à terme du terrorisme dans la brochure du Policy Analysis Market : « Assassinat de Yasser Arafat » et « Renversement du roi Abdallah II de Jordanie ».

Par opposition à l’achat et à la vente d’actions à la Bourse, un contrat à terme future dispose d’un marché parfaitement symétrique. Je rappelle comment fonctionne la Bourse, non pas que quiconque l’ignore mais pour que les similarités et les différences entre les deux types de marché soient parfaitement claires.

À la Bourse, on achète et on vend des actions. Celui ou celle qui a acheté une action est présent sur le marché : il bénéficiera d’une appréciation du cours et souffrira de sa baisse, et il bénéficiera le cas échéant de l’allocation de dividendes. Celui qui a vendu ses actions est hors du marché : l’évolution future du marché lui est indifférente au sens où elle ne se manifestera pour lui ou elle ni comme gain ni comme perte.

Un contrat future naît de la rencontre d’un acheteur (dit aussi « en position long ») et d’un vendeur (dit aussi « en position short »), où tous deux sont au même titre présents sur le marché : l’évolution future du marché ne leur est indifférente ni à l’un ni à l’autre, parce qu’elle signifie pour l’un, un gain et pour l’autre, une perte. Pour sortir d’un marché à terme, pour se mettre « flat » (à plat) selon le vocabulaire en vigueur, il faut prendre une position en sens inverse de celle que l’on a présentement, afin de neutraliser le contrat initial. L’acheteur d’un future sort donc du marché en vendant un future, ce qui reste intuitif, mais à l’inverse, le vendeur d’un future sort du marché en en achetant un, ce qui ici, ne fait aucun sens si l’on tentait d’étendre l’analogie avec la Bourse. On renverse sa position sur un contrat en en prenant deux en sens inverse. Si je suis acheteur d’un contrat future, je deviens vendeur en en vendant deux : le premier pour annuler la position acheteur qui était la mienne, le second pour me retrouver en position de vendeur. À l’inverse, si je suis vendeur d’un contrat future, je deviens acheteur en en achetant deux : le premier pour annuler la position vendeur qui était la mienne, le second pour me retrouver en position d’acheteur.

Imaginons que le contrat a valeur 100 au moment où il est émis ; trois mois plus tard (la durée typique d’un future), à la clôture, son prix est par exemple de 102. L’acheteur verse au vendeur les 100 qu’il avait promis à l’initiation du contrat tandis que le vendeur verse le prix de clôture à l’acheteur. Dans la pratique, c’est une « compensation » qui a lieu : on règle le différentiel entre les deux montants. Dans ce cas-ci, où le prix est de 102, le vendeur versera 2 à l’acheteur. L’acheteur a bénéficié du fait que le prix s’est apprécié (comme dans la logique boursière), tandis que le vendeur a été pénalisé par cette baisse.

Exemple inverse : le contrat a valeur 100 au moment où il est émis ; trois mois plus tard son prix est cette fois de 97 à la clôture. L’acheteur verse au vendeur les 100 qu’il avait promis à l’initiation du contrat tandis que le vendeur verse à l’acheteur le prix de clôture de 97. Dans l’opération de compensation, l’acheteur versera 3 au vendeur. L’acheteur a été pénalisé par la baisse du cours (comme dans la logique boursière), tandis que le vendeur a bénéficié lui du fait que le prix s’est dégradé.

Il faut un peu de pratique pour se familiariser avec cette logique mais elle devient intuitive au bout d’un moment ne serait-ce que parce que, comme à la Bourse, l’acheteur bénéficie d’une hausse du cours et souffre de sa baisse. Le vendeur se trouve dans les deux cas dans la position inverse de celle de l’acheteur.

Illustrons cela par le contrat « Renversement du roi Abdallah II de Jordanie ». Le cours monte avec la probabilité de l’événement, il baisse si elle recule. Quiconque considère que la probabilité augmentera sur les trois mois à venir se met en position acheteur pour bénéficier de l’appréciation du cours sur cette période, celui qui considère qu’elle baissera se placera vendeur pour bénéficier d’une baisse du cours. D’un point de vue plus pratique, imaginons que je fais partie des instances dirigeantes des Frères Musulmans et que je complote en ce moment-même le renversement du roi qui doit intervenir la semaine prochaine : je me place massivement en position acheteuse pour bénéficier de la chute du Roi (la probabilité de l’événement atteint alors 100%) et de la grimpée concomitante du cours du contrat future. Inversement, je suis général de la Garde royale et je sais que le complot visant à renverser le roi sera déjoué après-demain : je me place en position massivement vendeuse pour bénéficier de la baisse brutale du cours du contrat future (associée à une probabilité de l’événement devenue nulle, autrement dit de 0%).

Les principaux acteurs étant sur le marché pour tirer au mieux parti de la connaissance qu’ils ont chacun du déroulement futur des événements, ce marché est, dans la perspective de la « science » économique, parfaitement informé et le cours du contrat constitue l’évaluation parfaite de la situation objective du monde tel qu’il est.

On aura compris la logique qui devait sous-tendre le Policy Analysis Market : c’est, pour utiliser le vocabulaire auquel j’ai recouru dans l’explication du Credit-default Swap, la spéculation qui tiendrait lieu de détermination actuarielle : les détenteurs de connaissance relative à un événement devant se dérouler parieraient sur sa réalisation et les sommes qu’ils seraient disposés à mettre constitueraient la mesure exacte de la probabilité de l’événement, puisque fondée sur un authentique savoir.

La présence d’autres traders, qui ne seraient pas eux dans le secret, s’expliquerait plus difficilement, à moins que tout événement à venir ne bénéficie d’une connaissance diffuse de son occurrence future au sein de la population, selon le principe « démocratique » que Robert Skidelsky a cru déceler à l’œuvre dans la théorie des anticipations rationnelles.

Dans la réalité – par opposition à la représentation qu’a de la situation la « science » économique, le spéculateur constitue un facteur de déstabilisation d’un marché parce qu’il incarne une stratégie de développement de la tendance visant à emmener le prix aussi loin que possible de son niveau actuel (ce que les non-économistes appellent un « prix spéculatif »), soit à la hausse, soit à la baisse, selon que le spéculateur est acheteur (« long ») ou vendeur (« short »). Mais l’exemple du Policy Analysis Market montre pourquoi dans la conception de la « science » économique, le spéculateur est au contraire l’intervenant idéal du marché : étant le mieux informé, il est aussi le plus susceptible de mener le prix vers son niveau objectif.

Dans la mesure où, dans les faits, celui qui en sait le plus est celui qui a été mis au courant par des moyens déloyaux et commet ce qu’on qualifie de délit d’initié, ce qui transparaît sous la naïveté apparente de la théorie économique en la matière, n’est peut-être rien d’autre qu’une excellente connaissance des véritables habitudes du milieu et de sa tolérance à la fraude, considérée comme forme d’« intelligence pratique », ceci pouvant expliquer au moins partiellement la sympathie dont bénéficie cette interprétation qui, dans un contexte de respect des règles, serait manifestement fausse.

Autre considération « pragmatique » : comme nous savons aujourd’hui avec le recul du temps que l’autre moitié du projet, l’hyper-surveillance des citoyens américains dans un contexte d’hyper-surveillance du monde dans sa globalité, fut mise en œuvre malgré les dénégations officielles, il n’est pas exclu que les militaires à l’initiative du Policy Analysis Market n’aient pas été particulièrement intéressés par le but affiché de son marché de futures du terrorisme mais aient tablé sur l’existence de gogos parmi les terroristes en puissance, qui auraient pris au mot l’assurance donnée que les intervenants sur ce marché bénéficieraient d’une garantie d’anonymat. Les véritables dupes auraient été dans ce cas-là les économistes à l’origine du projet, et en particulier son principal concepteur : Robin Hanson, devenu depuis promoteur du transhumanisme visant à réaliser l’immortalité humaine et ayant pris personnellement ses dispositions pour que sa tête cryonégisée puisse être ressuscitée en temps utile, démarche qui témoigne, on l’imagine, d’une certaine admiration pour la qualité de ses propres projets, dont le marché de futures sur le terrorisme est sans nul doute l’un des fleurons.

Quoi qu’il en soit, la position de la « science » économique sur cette question se trouvait parfaitement formulée dans une déclaration de soutien du Pentagone au Policy Analysis Market à l’époque de l’affaire :

« Les recherches indiquent que les marchés constituent des agrégateurs extrêmement efficients, effectifs et exacts dans le temps d’une information dispersée, voire même cachée. Les marchés de futures se sont révélés bons à prédire des choses telles que le résultat d’élections ; leur performance est souvent meilleure que celle des experts » (Hulse 2003).

Le graphique présenté par Lord Adair Turner nous avait montré ce qu’il en était en réalité dans le cas du Credit-default Swap où l’évaluation du risque implicite au montant de la prime baissait à mesure que le risque augmentait.

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Hulse, Carl, « Pentagon Prepares A Futures Market On Terror Attacks », The New York Times, le 29 juillet 2003

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