Grand Tournant : Et si nous devenions aussi intelligents que les bactéries ?, par Stéphane Feunteun

Billet invité.

Pour mon premier billet sur ce blog, au sujet des ressources énergétiques, Paul Jorion  avait choisi de mettre en exergue un extrait de ma conclusion : «  nous nous comportons à l’échelle globale à peu de choses près comme une colonie de bactéries ou une population de rats. »

C’était bien sûr volontairement provocant (et un peu méprisant pour les espèces concernées). L’idée générale en était qu’une population donnée adapte sa taille (le nombre d’individus) à la quantité de nourriture disponible. Pour nous-autres homo sur-dotés de sapience, on peut même directement remplacer « nourriture » par « pétrole et gaz naturel», car chaque calorie que nous ingurgitons a nécessité la consommation d’une dizaine de calories provenant d’énergies fossiles. Nous mangeons du pétrole, comme l’atteste aussi le quasi-parfait alignement de l’indice des prix alimentaires sur le cours du Brent.

L’agriculture en est dépendante à 98% ; pour le machinisme et les transports, mais aussi pour les pesticides et surtout les engrais, grâce notamment à Fritz Haber, qui au début du siècle dernier a mis au point la synthèse de l’ammoniac et développé avec Carl Bosch la fabrication et la diffusion massive d’engrais azotés, qui ont évité des famines après la grande guerre. Fritz Haber a également eu un rôle de premier plan dans la mise au point d’explosifs et le développement des gaz dits de combat, mais ceci est une autre histoire, comme on dit dans les contes. Nous devons donc principalement à Monsieur Haber le fait d’être aujourd’hui environ 6 milliards de plus qu’à l’époque, ce qui – ironie du sort – constitue maintenant la principale menace à la survie de notre espèce.

Mais revenons à nos moutons ou plutôt à nos rats : il est notoire pour ceux-ci que si on apporte de la nourriture pour 100 individus, la population se stabilise rapidement à un nombre très proche de 100, quel que soit le nombre au départ (ceci en l’absence de toute contrainte parasite : espace vital suffisant, pas de maladies, etc.). Donc davantage de bouffe = davantage de rats, moins de bouffe = moins de rats ; pareil pour les bactéries, et pareil pour nous-autres (en n’oubliant pas que pour nous, bouffe = pétrole).

Soit. Peut-on tester un peu plus loin les analogies entre espèces ? Essayons, en évitant autant que possible les pièges de l’anthropomorphisme (on n’est pas chez les Miquets !).

John B. Calhoun a passé sa vie à étudier les rats ; une de ses expériences est particulièrement remarquable : elle porte sur l’évolution sociale en conditions de surpopulation. Il a placé des rats dans un espace complexe mais suffisant, et leur a donné nourriture et boisson à volonté. Dans cette configuration la population augmente jusqu’à ce que se développent des comportements aberrants et souvent destructeurs, tels qu’infanticides et autres comportements agressifs des femelles et de certains mâles, isolement volontaire d’autres mâles, à tel point qu’au bout d’un moment il ne reste plus que des mâles apathiques et des femelles stériles, sans plus aucun lien social, et ces derniers rats meurent sans progéniture. Calhoun a nommé cet effondrement social « behavioral sink », que je traduirais par naufrage comportemental.

Pour troublante qu’elle soit, cette étude porte sur des espèces relativement proches de nous. Avec les bactéries et autres microbes on pénètre dans une autre dimension : ces êtres sont des milliards de fois plus petits que nous, plusieurs milliards de milliards de fois plus nombreux sur Terre, où ils étaient présents depuis dix mille fois plus longtemps que nous. Chacun de nous « promène » plus de 100 fois plus de matériel génétique microbien que le sien propre. Pourtant nous les connaissons assez mal, et –grave erreur !- avons essentiellement cherché à leur faire la guerre. Permettez donc que je vous présente brièvement quelques représentants parmi les plus remarquables :

D’abord les extrêmophiles, ainsi nommés car ils vivent dans des conditions qui seraient mortelles pour la plupart des autres organismes : milieux très chauds ou très froids, sous hautes pressions, très acides ou très alcalins, anoxiques ou radioactifs. Certains cumulent plusieurs résistances, d’autres ne sont extrêmophiles que temporairement (prennent une forme résistante si nécessaire).

Leur champion est Desulforudis Audaxviator, le « voyageur audacieux » qui tire son nom d’une citation de Voyage au centre de la Terre, de Jules Verne. D. Audaxviator vit à plusieurs kilomètres sous terre dans des nappes d’eau fossile alcaline, à des températures élevées et des pressions colossales, sans oxygène et sans la compagnie d’aucune autre espèce ; un écosystème à lui tout seul ! D. Audaxviator tire son énergie de la radioactivité des roches environnantes et est l’une des très rares espèces connues dont le développement est indépendant de la lumière du Soleil, ce qui laisse penser certains qu’on pourrait trouver de ses semblables sur d’autres planètes…

Plus proche de nous (parfois même dedans), Escherichia Coli recherche la chaleur quand la nourriture est abondante, et le froid quand la ressource est limitée. E. Coli adapte son fonctionnement pour privilégier la multiplication quand les conditions sont favorables, et la préservation quand elles le sont moins. E. Coli peut se suicider en cas d’infection par un virus, évitant ainsi la propagation à toute la colonie.

Thiomargarita Namibiensis, la « perle de soufre de Namibie » qui vit dans des sédiments marins,  est la plus grosse bactérie connue. Elle est capable de stocker en elle des nutriments pour les jours maigres, et dispose de deux principes métaboliques qu’elle utilise alternativement en fonction des conditions (plus d’oxygène ? pas grave, je switche sur les sulfures, et hop !).

Stentor Coeruleus est un grand protozoaire qui vit fixé sur son « pied » dans des eaux stagnantes. En présence d’une menace, il apporte une réponse d’intensité graduée, qui consiste d’abord à se rétracter pendant des périodes de plus en plus longues, puis, si la menace persiste, à se détacher de son support et nager jusqu’à un endroit plus propice.

Toxoplasma Gondii aime les rongeurs, mais ne peut se multiplier de manière sexuée que dans un félin. En conséquence, T. Gondii modifie le comportement de la souris hôte au point de la rendre amoureuse des chats.

Myxococcus Xanthus peut se regrouper à plusieurs millions pour partir ensemble en essaim à la recherche de nourriture. Elle sait faire plein d’autres choses, comme par exemple nous aider dans la restauration d’œuvres d’art.

On pourrait continuer cette liste ad nauseam (E. Coli ferait encore des siennes ?). Certaines bactéries sont capables de modifier des aspects de leur fonctionnement ou métabolisme pour le rendre plus efficace ; celles-ci se répliquant plus que les autres, la colonie s’adapte ; c’est une forme d’apprentissage.

D’autres, en cas de disette, émettent des messages chimiques à destination de leurs congénères (ou alter-ego, plutôt) pour les inciter à durcir leur membrane externe. Quand le signal est suffisamment fort, toute la colonie se regroupe et forme un « mur » pour se protéger en attendant des jours meilleurs ; cela peut s’apparenter à un vote.

Un chercheur nous dit : « Collectivement, les bactéries peuvent glaner des informations de leur environnement ou d’autres organismes, interpréter le message et lui donner un sens, développer une connaissance commune et apprendre d’expériences passées. Certaines sont même capables de collectivement changer leur « dialecte » chimique pour écarter les « tricheurs » qui exploitent les efforts du groupe pour leur propre intérêt ».

Et là je me suis dit qu’en fait on n’était pas au niveau ; je vous laisse tirer vos propres conclusions.

PS : il se dit dans certains milieux alarmistes que nos petits amis en ont ras la membrane de nos antibiotiques, pesticides et autres désinfectants. Ils auraient affûté leurs armes en vue de récupérer leur statut d’avant la révolution industrielle. Après tout c’est peut-être ce qui peut arriver de mieux à notre espèce, car les survivants en sortiraient plus forts, et peut-être dans un environnement propice à une vie saine, ce qui n’est absolument pas garanti avec les autres scenarii éventuels de notre proche avenir. La peste ou le choléra, littéralement ; mais nous n’en ferons pas le choix ; c’est comme si le coût de notre intelligence individuelle avait été la bêtise collective.

 

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