Comme je pose à la fin de ce billet une question de pharmacologie, je laisse les commentaires ouverts. Merci d’avance pour vos éclairages éventuels !
La dernière mission diplomatique de Keynes fut un abominable fiasco. De septembre à novembre 1945 (il mourrait six mois plus tard en avril 1946), Keynes dirigea à Washington la délégation britannique chargée d’obtenir auprès des États-Unis un prêt au montant considérable de 6 milliards de dollars de l’époque.
Les Britanniques cherchaient à obtenir des États-Unis un prêt sans intérêt ou mieux encore un simple don, qui serait dans les termes dans lesquels ils se représentaient les choses, leur récompense pour avoir mené de manière anticipée et par procuration sur le front européen, la guerre que les États-Unis ne se décidèrent à mener officiellement qu’à partir de décembre 1941, au soir de la destruction de leur flotte à Pearl Harbor à Hawaï. Les Américains envisageaient ce prêt dans une tout autre perspective : comme le moyen de créer une fois pour toutes une zone de libre-échange entre les deux nations, et de mettre fin à la rivalité entre le dollar et la livre sterling par l’élimination de cette dernière sur la scène internationale, entérinement de l’état de banqueroute de fait dans lequel se trouvait la Grande-Bretagne en 1945. Les Américains eurent gain de cause.
Keynes s’était convaincu que la contrepartie américaine partageait son point de vue quant à cette supposée « dette morale » des États-Unis vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Il en avait également convaincu les autorités de son pays qui l’avaient placé à la tête de la délégation chargée des négociations. La déroute de la Grande-Bretagne dans ces négociations fut quasi-totale. Pire encore, Keynes fut remplacé à son insu à la tête de la délégation durant la dernière semaine de la mission, par Edward Bridges, le Secrétaire général de l’Administration des Finances britannique.
Dans la représentation que Keynes s’en était fait, le progrès dans les négociations se déroulait en deux phases : la première était sans histoire et ses résultats étaient gratifiants, alors que la seconde était semée d’embûches, et ses aboutissements, décourageants. La première phase était celle de sessions plénières auxquelles assistaient les deux délégations, au cours desquelles Keynes avait le sentiment de convaincre aisément sa contrepartie américaine de la justesse de ses thèses. La seconde phase avait lieu ensuite et Keynes l’interprétait comme le fait que des juristes s’empressaient de dénaturer la teneur de l’accord qui venait d’être conclu et rédigeaient alors un texte grossièrement biaisé en faveur des États-Unis.
Une telle interprétation du déroulement des faits n’est pas sans une certaine vraisemblance : le pouvoir de persuasion de Keynes était, selon le témoignage de ceux qui l’ont connu, irrésistible, et les membres des diverses missions américaines qui eurent à l’affronter au cours de négociations de 1941 à 1945, se sont plaints de ce qu’ils considéraient comme son talent inégalé d’embobiner ses interlocuteurs en recourant à l’éventail complet des procédés d’ordre rhétorique. Quant à la réécriture par les juristes, elle était sans doute le reflet du véritable rapport de force entre les parties en présence.
Les nombreux commentaires de la délégation britannique qui nous sont parvenus font cependant penser que les négociations ne se déroulèrent pas de la manière que Keynes imaginait quant à lui.
Le 12 novembre 1945, Fred Harmer, qui joua le rôle d’attaché de Keynes durant les discussions de Washington note : « M[aynard] énervé et difficile à supporter. Il est très fatigué et ce qui en résulte nous est difficile à gérer… tout cela s’apparente au cauchemar » (Skidelsky 2000 : 432), et trois jours plus tard, le 15 novembre : « M. très énervé et ayant beaucoup de mal à contrôler ses émotions. (Le fait qu’il prenne tout ceci personnellement relève de l’évidence) » (ibid. 433), et lorsque Harry Dexter White, qui avait déjà été son interlocuteur privilégié à Bretton Woods l’année précédente, l’appelle pour proposer une discussion sur quelques points techniques, Harmer note que « M. a été abominablement grossier envers lui au téléphone – précisément ce que nous cherchions à éviter » (ibid.). Le lendemain, Harmer décrit Keynes comme « pratiquement incontrôlable » (ibid. 434).
Un autre témoin, le journaliste financier belge Paul Bareau, alors attaché au Ministère des finances britannique, constate : « Il était trop brillant, trop coupant, et vers la fin, trop épuisé » (ibid. 449).
Skidelsky souligne cependant la patience dont firent preuve envers le grand homme les membres de la délégation dans leur ensemble :
« La leçon la plus réconfortante des négociations de Washington, ce fut ce soutien que manifestèrent envers Keynes ces hommes ainsi que leur jeune équipe. Ils le respectaient, ils l’admiraient et pour certains, l’aimaient pour son génie, pour son esprit, pour sa capacité à rebondir, pour son dynamisme, pour son allant et sa persévérance sans faille, et ils se firent de plus en plus protecteurs envers lui alors que sa santé déclinait » (ibid.).
Quelques remarques de Keynes lui-même à la même époque font penser que le soupçon l’effleurait lui aussi que ses facultés mentales avaient perdu de leur acuité. Il écrivait ainsi à sa mère le 21 octobre : « Je reste donc assez optimiste et, en raison de ce début de sénilité, je ne me fais plus autant de souci qu’autrefois… » (ibid. 425).
Les explications offertes pour ce naufrage par différents auteurs et, comme on vient de le voir, par différents témoins contemporains, sont toutes du même ordre : un homme qui, en dépit du fait qu’il n’a encore que 62 ans, attend l’ultime crise cardiaque qui finira par avoir raison de lui, crise qui se manifestera en effet quelques mois plus tard : le 21 avril 1946. Clive Bell devait rapporter le surlendemain : « Maynard mourut de la manière la plus soudaine. Lydia [Lopokova, son épouse] lui avait apporté une tasse de thé à dix heures du matin : il fit la grimace et s’effondra » (ibid. 471).
Mais une affection cardiaque peut-elle expliquer la détérioration du caractère que les témoins purent observer chez Keynes durant cette mission diplomatique à Washington à l’automne 1945 ?
J’en étais à me poser cette question quand mon attention fut attirée par une lettre que cite Skidelsky à titre purement documentaire, sans en faire le moindre commentaire. Il s’agit d’une correspondance que Keynes adressa à son retour de Washington à son cardiologue, le Dr. Janos Plesch, dont le livre La physiologie et la pathologie du cœur et des vaisseaux sanguins faisait alors autorité (ibid. 40) et dont certains des autres patients fameux allaient de Guillaume II à Marlène Dietrich, en passant par Yehudi Menuhin et Albert Einstein. Keynes parlait familièrement du Dr. Plesch en l’appelant « L’Ogre », en raison du régime draconien qu’il lui faisait suivre.
Keynes avait été diagnostiqué au moment de sa première crise cardiaque en 1937 comme souffrant d’une « endocardite causée par le streptococcus viridans » (Skidelsky 2000 : 6). Le Dr. Janos Plesch, le cardiologue de Keynes, fut l’un des tout premiers à prescrire à ses patients du Prontosil, le premier sulfamide connu, qui constituait un antibactérien puissant, efficace précisément contre les streptocoques.
Le Prontosil était utilisé dans les années 1930 comme colorant industriel. À partir de 1932, un médecin, Gerhard Domagk, se mit à tester les éventuelles vertus antibactériennes de la substance, vertus qu’il put confirmer en expérimentant sur des souris. Ariel Fenster (2012) rapporte la (trop belle ?) histoire selon laquelle Domagk obtient la confirmation de l’action fulgurante du Prontosil sur les streptocoques en parvenant à sauver la vie de sa fille à l’aide de ce qui se révéla à cette occasion être un « remède miracle ».
Il semblerait donc que Keynes, atteint d’une affection cardiaque diagnostiquée comme étant causée par les streptocoques, ait eu en fait la chance, après sa première crise cardiaque dramatique de juin 1937, d’être soigné par un des seuls médecins capables à l’époque de lui prolonger la vie de près de neuf ans.
Voici ce que Keynes écrit dans sa lettre au Dr. Plesch :
« Durant les huit ou neuf premières semaines, j’étais en excellente forme – à condition que je me tienne tranquille, à peine conscient de mes problèmes physiques… Durant les dernières semaines, toutefois, alors que je menais une guerre sur deux fronts et endurais de très importantes responsabilités et de très importantes frustrations, je commençai à perdre pied. Tous les deux ou trois jours, lorsqu’intervenait un événement particulièrement éprouvant ou fatiguant, des symptômes apparaissaient qui contrariaient tout particulièrement Lydia. Aussitôt que mes émotions provoquaient une décharge d’adrénaline, le vieux cœur était débordé quant à ce qu’il pouvait gérer confortablement. C’est pourquoi, en plus du sac à glace, j’avais pris l’habitude de passer le plus grand nombre possible de mes vingt-quatre heures dans une position horizontale. Ce qui me permit de tenir le coup, cependant, ce fut l’effet merveilleux de l’amytol de sodium… » (ibid. 438).
Ce qui retint mon attention dans cette lettre, c’est cette référence finale à l’« effet merveilleux de l’amytol de sodium ». « Effet merveilleux » pour Keynes lui-même si on lui fait confiance sur ce point, mais quid pour ceux qui se trouvaient à ses côtés ?
Je suis parti à la recherche de ce que je pouvais découvrir – moi qui n’ai aucune connaissance pharmacologique – sur l’amytol de sodium. Il s’agit en fait d’un barbiturique dont la notice Wikipedia en anglais dit ce qui suit :
« Injecté à un faible rythme par voie intraveineuse, l’amobarbital de sodium agirait comme un ‘sérum de vérité’. Une personne sous l’influence de cette drogue sera prête à communiquer une information qu’il ou elle ‘bloquerait’ sinon. Dans cet usage, cette drogue a été utilisée pour la première fois dans un contexte clinique par le Dr. William Bleckwenn de l’Université du Wisconsin pour contourner les inhibitions de patients en psychiatrie. L’utilisation de l’amobarbital comme sérum de vérité a perdu de sa crédibilité lorsqu’il fut découvert qu’il est possible d’induire de ‘faux souvenirs’ chez un sujet ».
Le comportement de Keynes durant l’automne 1945, six mois avant sa mort, s’explique-t-il par sa condition cardiaque ou par le barbiturique qui lui semblait « accomplir des miracles » ? Si vous avez des lumières sur cette question, n’hésitez pas à me le faire savoir dans un commentaire. Merci d’avance !
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Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, London: Macmillan, 2000
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