Énergie : Nous nous comportons à peu de choses près comme une colonie de bactéries ou une population de rats, par Stéphane Feunteun

Billet invité.

Jean-Paul Vignal a ouvert un débat sur les ressources en énergie, débat dans lequel sont déjà intervenus Timiota et Jacques Seignan, chacun replaçant le problème dans un contexte plus général. J’aimerais à mon tour tenter d’élargir l’angle de vue, car je pense que  le problème de l’énergie doit être pris au niveau global, voire fondamental, pour avoir une chance d’en comprendre les implications.

Jacques Seignan dit « Le problème démographique commande donc les besoins en énergie sous de nombreux aspects » ; c’est vrai, aujourd’hui, mais il faut d’abord considérer la relation inverse : c’est l’abondance croissante d’énergie bon marché qui a permis l’explosion démographique. D’abord le charbon au XIXème siècle, puis le pétrole au XXème.

Avec la population se sont développés les échanges et la production de biens et services, soit l’économie, qui semble être non pas une combinaison du travail et du capital, comme l’entendent les économistes classiques, mais plutôt la transformation de ressources en utilisant de l’énergie ; dans ce schéma, le capital n’est que de la production antérieure, et intervient comme une boucle de rétroaction facilitant le fonctionnement de l’outil de production ; j’ajouterais que je vois  la finance (celle « normale ») comme une boucle de rétroaction facilitant la circulation du capital.

Pour appuyer cette hypothèse, on peut constater qu’au niveau mondial, le PIB est presque exactement proportionnel à l’énergie primaire consommée (voir par exemple la belle droite sur le 4ème graphique de cet article de Jean-Marc Jancovici).

En aparté : dans ce même article, vous constaterez sur le premier graphique la très faible proportion occupée par les énergies dites renouvelables, par rapport à la quantité globale. Il est crucial de garder en tête les ordres de grandeurs pour bien évaluer ce par quoi on pourrait remplacer les énergies fossiles, et intégrer dans les calculs l’énergie primaire (i.e. énergie totale nécessaire à la mise à disposition de l’énergie utilisable ; production et distribution, plus investissements associés).

Le pétrole étant extrêmement malléable et pratique, nous avons développé son utilisation tout au long du XXème siècle non seulement pour ce qui est de l’énergie concentrée qu’il contient, mais aussi pour tous les dérivés d’hydrocarbures que nous utilisons ; il est ainsi devenu indispensable aux produits finis et/ou procédés de fabrication dans la chimie (plastiques, engrais & pesticides, médicaments, …), les transports, etc…. Il est difficile de trouver des produits n’ayant pas peu ou prou utilisé du pétrole dans leur cycle de production ; à tel point que l’index des prix alimentaires suit de très près le cours du Brent, comme on peut le voir sur ce graphique. On peut dire que nous avons bâti la croissance de notre société moderne, son économie, son agriculture, sa démographie, autour d’un pétrole abondant et bon marché.

Nous atteignons les limites de cette croissance, ce qui était à prévoir car une croissance exponentielle rencontre vite ses limites dans un environnement fini, comme nous l’enseigne plaisamment Al Bartlett.

À cela vient s’ajouter que nos ressources s’épuisent ; non pas qu’il n’y ait plus de pétrole, charbons ou autres minerais dans le sol, mais il nous coûte de plus en plus cher de les en extraire. Tant que le pétrole n’était pas cher et qu’on n’était pas trop limités par les autres ressources, l’économie pouvait se développer et demander encore plus d’énergie. Maintenant que l’extraction a du mal à maintenir les volumes (voir article de Matthieu Auzanneau, alias Oil-Man, déjà cité par Paul Jorion), le prix du pétrole doit augmenter, mais alors c’est l’économie qui a du mal à suivre. Dans cet entre-deux où nous sommes aujourd’hui, au-delà de la zone d’équilibre où peut s’exercer la loi de l’offre et de la demande, le système ne tient que par des stimuli, tels que les programmes QE et taux nuls de la Fed (maintenant les taux négatifs de la BCE) ayant pour effet de soutenir artificiellement et temporairement l’économie et de permettre, entre autres bulles, à la fuite en avant que sont les pétroles de schistes de continuer pour un temps.

Nous avons malheureusement affaire à des limites sur bien des plans, et nous avons déjà dépassé nombre d’entre elles. À l’échelle globale, les règles qui s’appliquent sont relativement simples et il est tout à fait envisageable de les modéliser ; le Club de Rome l’avait d’ailleurs fait de manière convaincante il y a plus de 40 ans, avec des moyens de calcul rudimentaires par rapport aux gadgets que nous avons aujourd’hui dans les poches ; les tendances décrites dans leur rapport de 1972 « The Limits to Growth » s’avèrent remarquablement proches des évolutions constatées jusqu’à présent.

Comme l’équipe Meadows l’avait bien compris, il est indispensable de considérer l’ensemble des paramètres représentatifs ainsi que leurs interactions, pour avoir une idée de l’évolution de l’ensemble. Notre système étant fermé (jusqu’à ce que nous puissions coloniser d’autres planètes… oui mais avec quelle énergie ?), si nous laissons dériver un paramètre important, l’équilibre global en sera affecté tôt ou tard.

Sur le plan économique, tout porte donc à croire que la croissance ne reviendra pas, et que, sauf découverte imminente d’une source d’énergie très abondante et bon marché (on parle de la fusion nucléaire depuis des lustres, mais aux dernières nouvelles ce ne serait pas avant 2050…) notre chère croissance devrait même devenir négative, de gré ou de force. Savons-nous gérer une économie en contraction ? Plutôt mal, à en croire les effets des dernières récessions.

Si solution il y a, il faudrait qu’elle soit établie à partir d’un problème posé dans les bons termes, et mise en œuvre au niveau mondial. Notre système économique est tellement interconnecté que toute amélioration a probablement des effets plutôt négatifs si elle reste locale : un litre de pétrole économisé en Europe sera utilisé en Chine, et produira au final plus de CO2 car leur mix énergétique intègre plus de charbon (et je ne parle pas du déséquilibre de compétitivité résultant).

En tout cas on ne peut plus continuer bien longtemps à négliger notre bien commun en faisant semblant de croire que chacun peut disposer d’une richesse infinie, d’un espace infini, d’une énergie infinie, que sais-je encore. En cas de surpopulation, la liberté de chacun entraîne la ruine de tous, comme c’est décrit dans la tragédie des biens communs, et a été expérimenté par les caribous de l’île Saint-Matthews. Je donne à dessein un exemple animal, car bien que nous ayons tendance à nous croire supérieurs, nous nous comportons à l’échelle globale à peu de choses près comme une colonie de bactéries ou une population de rats. Si nous nous prétendons dotés de raison et de libre arbitre, il serait grand temps d’en faire la démonstration.

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  1. Mes yeux étaient las, bien plus que là, juste après l’apostrophe : la catastrophe.

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