Le problème de l’énergie est-il bien posé ?, par Jean-Paul Vignal

Billet invité

L’agence américaine d’information sur l’énergie (IEA) a diffusé à la fin du mois de mai une information qui a beaucoup agité les milieux spécialisés et relancé la polémique sur la transition énergétique dans ce pays. Elle a en effet annoncé qu’elle ramenait ses prévisions d’exploitation du gisement de pétrole de schiste dit de Monterey, en Californie, de 13,7 milliards de barils à 600 millions de barils, soit une réduction de 95,6 %. Le pétrole n’a pas disparu entre la dernière estimation haute publiée en 2012 et aujourd’hui, mais l’IEA reconnait que les technologies actuelles d’extraction ne permettent d’avoir accès qu’à 4,4 % des réserves disponibles.

Les adversaires de l’exploitation du gaz et du pétrole de schiste en ont immédiatement profité pour relancer le débat sur l’urgence d’un changement radical des habitudes de consommation d’énergie, et du mix énergétique retenu pour la satisfaire, à peu près au moment où l’Agence pour la Protection de l’Environnement (EPA) présentait par ailleurs une version plus musclée de son Clean Power Plan de réduction des pollutions émises par les centrales électriques.

Le débat n’est pas spécifiquement américain, bien sûr, comme le montre les nombreuses publications qu’il suscite. Parmi celles-ci, un document récemment publié par la même EIA, intitulé World Energy Investment Outlook avançant qu’une transition énergétique réussie implique un investissement cumulé de 48.000 mille millirads de $ US avant 2035 a particulièrement retenu l’attention des commentateurs. Cette somme est en effet d’autant plus considérable que son calcul se fonde sur des hypothèses plutôt optimistes, comme le fait remarquer par exemple Gail Tverberg dans son article « IEA Investment Report – What is right what is wrong ». Peu d’articles mentionnent l’hypothèse la plus contestable de cette étude : la prise en compte d’une très forte hystérésis qui suppose que le modèle de consommation énergétique de 2035 ne sera pas tellement différent de celui que nous connaissons actuellement.

Elle n’est pas déraisonnable ; nul ne peut nier que les investissements très longs du secteur de l’énergie incitent à la prudence car la « génération spontanée » de l’innovation radicale n’est pas la règle de ce secteur qui préfère se mouvoir au rythme de sénateur des projections de ses operateurs historiques plutôt qu’à celui des incantations des écologistes ou des vœux pieux des politiques. Mais qui aurait pu prévoir en 1980 que l’ordinateur individuel serait un bien de grande consommation moins de 20 ans plus tard à un moment ou le principe d’Internet était totalement inconnu du grand public. Rien ne dit que l’irruption de la production individuelle d’énergie ne peut pas s’imposer dans les 2 ou 3 prochaines décennies, comme celle de l’ordinateur personnel s’est impose dans les 2 ou trois dernières. Les arguments en faveur d’une telle révolution, qui bouleverserait le paysage énergétique, ne manquent pas.

Peut-il y avoir pénurie d’énergie ?

Tableau-JPV (1)

Consommation d’énergie dans le monde

Les prévisions dans le domaine de l’énergie sont un art difficile, parce qu’elles dépendent de nombreux facteurs politiques, économiques, technologiques, financiers, psychologiques, etc. comme le montre le tableau ci dessous, qui reprend les ajustements de l’AIE montre qu’une même institution peu modifier souvent et sensiblement sa vision du futur énergétique mondial.

Tabealu JPV 2

La comparaison de différentes sources indique que sauf innovation de rupture, le mix énergétique devrait être toujours dominé en 2035 et même au delà par les combustibles fossiles qui garderaient leur part de 80 % si les tendances actuelles se prolongent, contre 20 % au renouvelable ; par contre, la répartition entre les trois sources fossiles variera : le charbon, le plus polluant, devrait reculer en part relative, tandis que le pétrole se maintiendrait et que le gaz naturel, le plus « propre » des 3, progresserait. Ils conserveraient quand même plus de 70 % dans les scénarios les plus volontaristes, avec une part du renouvelable montant alors à un peu plus de 25 % contre 20 % environ dans les scenarios moyens. Pour mémoire, les énergies renouvelables ont représenté 12,4 % de la consommation énergétique de l’UE 27 en 2010 et 16,7 % dans le monde.

Graph JPV 3

Source: Wikipedia – REN21 – Renewables 2012 Global Status Report

Le nucléaire est une des variables d’ajustement. Il est soutenu par l’Agence Internationale de l’Énergie qui estime que c’est le meilleur compromis possible coût/impact environnemental et qui en fait logiquement l’outil tampon dans un scénario de réduction drastique de la consommation des combustibles fossiles qui ne pourrait pas être compensée par une progression concomitante des énergies renouvelables. L’autre principale variable d’ajustement est le gaz naturel qui progresse en % de la consommation totale par rapport au charbon grâce à sa flexibilité de mise en œuvre et à la « propreté » relative de sa combustion. Du côté des énergies renouvelables, l’éolien est le candidat le plus solide. Même la biomasse, dont les technologies de combustion sont bien maitrisées n’a pas de marges de progression aussi flexibles, car il ne « suffit » pas dans ce cas de construire une unité de production, il faut aussi sourcer et organiser le transport de volumes considérables de biomasse dont le pouvoir calorifique par kg est en moyenne le tiers de celui du pétrole et la moitie de celui du charbon. Le solaire, qu’il soit thermique ou photovoltaïque est encore bien cher, et ne peut se développer sans des soutiens publics massifs dont on peut se demander s’ils seront disponibles tant que durera la disette budgétaire imposée par la résorption des déficits publics provoqués pour l’essentiel par le renflouement d’un système financier victime de son âpreté au gain et l’amortissement des dettes souveraines qui les ont financés.

Graph JPV 4

La plupart des experts considèrent que la consommation d’énergie va se stabiliser dans les pays de l’OCDE, mais continuer à augmenter dans le reste du monde pendant encore de nombreuses décennies, en fonction du développement économique et démographique des pays neufs. Globalement, elle va augmenter de 80 % d’ici 2050, au moment ou la population mondiale devrait atteindre son « peak[i] » aux environs de 10 milliards.

Pendant cette période, le PIB mondial devrait être multiplié par 4, ce qui traduit une décroissance nette de l’intensité énergétique de l’économie. Les marges de progression dans ce domaine de l’efficacité énergétique sont en effet importantes car les rendements actuels sont souvent très médiocres ; l’exemple des transports individuels est un des plus notoires ; le rendement de conversion chaleur/travail des omniprésents moteurs à combustion interne est de 30/35 % dans les meilleurs cas, et on utilise des puissances considérables, 100 kW et plus, pour transporter le plus souvent une seule personne, c’est à dire quelques dizaines de kg, à moins de 50 km/h. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure, pour la production électrique. Les meilleures centrales à gaz dépassent à peine 50 % de rendement, alors que les centrales à charbon comme les centrales nucléaires sont souvent aux environs de 30 %. Un recours judicieux aux installations de cogénération décentralisées, qui valorisent localement la chaleur résiduelle de la production électrique sous forme de chaleur ou de froid, devrait permettre de doubler des rendements et de supprimer les pertes en ligne pendant le transport qui peuvent atteindre 10 % pour l’électricité. Dans le domaine des produits plus familiers, à puissance lumineuse égale, une lampe à LED consomme 2 fois moins d’électricité qu’une lampe fluorescente compacte et 8 fois moins qu’une lampe à incandescence ; elle a en plus l’avantage de chauffer d’autant moins le local qu’elle éclaire.

Faut-il être pessimiste ?

Comme se plaisent à le dire les pétroliers, le « peak point » des énergies fossiles popularisé par King Hubbert se compare assez précisément jusqu’à présent à la ligne d’horizon : plus on s’en rapproche, et plus elle s’éloigne. La découverte relativement récente de technologies permettant d’extraire des ressources énergétiques nouvelles telles que le gaz et le pétrole de schiste, les sables bitumineux, les réserves off shore en eaux profondes, ou, demain, celle des clathrates, confortent leur thèse, du moins pour le moment, et, aux conséquences environnementales près, ce qui n’est évidemment pas négligeable, donne un délai supplémentaire bienvenu pour envisager la suite. Elle ne résout cependant en rien à long terme le problème de la disponibilité d’énergie en quantités suffisantes pour permettre à 10 milliards d’humains de vivre décemment.

La solution « durable » ne peut venir que de l’exploitation de ressources renouvelles dont l’exploitation n’affecte pas négativement la biosphère.

Quoi qu’en disent les détracteurs de l’optimisme énergétique, l’analyse des données disponibles est plutôt rassurante pour le long terme, pour une raison simple et difficilement réfutable : le soleil rayonne chaque année 8,2 millions de quads, soit 2,4 milliards de térawatts/h. Or la consommation humaine est actuellement d’un peu plus de 500 quads, et tout porte à croire qu’elle ne devrait pas dépasser 2 000 quads, soit moins de 0,25 %. Si l’on ajoute les potentiels éoliens et hydrauliques, on conçoit assez facilement que la fourniture d’énergie durable n’est pas un problème de disponibilité de la ressource, mais plutôt un problème de « technologie » et de modèle d’affaires. Cette hypothèse est paradoxalement confortée par l’opposition souvent virulente des écologistes les plus intransigeants à toute forme de recherche un tant soit peu sophistiquée sur l’amélioration de la collecte et du stockage de l’énergie solaire par voie biologique, mais aussi par l’obstination des opérateurs actuels à affirmer haut et fort que les énergies renouvelables ne seront jamais qu’un appoint aux énergies fossiles « sérieuses ».

On peut citer un exemple pour illustrer cet optimisme : un foyer occidental « moyen » consomme environ 15,000 kWh par an répartis par moitié entre les carburants pour les transports el la mobilité, et l’électricité et les combustibles des utilisations domestiques. Dans les climats tempérés comme celui de la France, chaque mètre carré de sol reçoit en moyenne 1200 kWh annuellement. Si l’on considère qu’un taux de conversion de 15 % est réaliste, cela signifie que 100 m2 de capteurs suffisent en principe pour couvrir la totalité de la consommation. Cette surface peut même être réduite si le capteur photovoltaïque fonctionne par concentration et doit alors être équipé d’un système de refroidissement qui peut fournir l’eau chaude sanitaire et une partie au moins du chauffage, ou s’il y a un appoint géothermique. Une telle solution est irréaliste en habitat collectif, mais elle est envisageable en habitat individuel dont la surface de façade et de toiture exposée au soleil est souvent supérieure à 100 m2 et pourrait fournir l’équivalent d’une tranche nucléaire par million de maisons équipées. Ce n’est pas la fin du nucléaire, mais ce serait un petit pas dans la bonne direction. Il faudrait pour cela que le prix de kW installé descende sous la barre des 1500 euros, ce qui ramènerait le cout de l’installation à celui d’une automobile de milieu de gamme.

Le cas de la filière biomasse énergie

Malgré l’omniprésence des combustibles fossiles, la biomasse couvre encore un peu plus de 10 % des besoins mondiaux en énergie, et joue en particulier un rôle très important dans les pays les plus pauvres, ou elle est la source essentielle d’énergie pour les plus démunis, et tous ceux, soit 20 % de la population mondiale, qui n’ont pas encore accès à l’électricité.

Son utilisation dans les pays dits développés pour produire de l’énergie marque le retour à l’utilisation du carbone renouvelable en cycle court comme source d’énergie primaire après un détour de deux siècles par l’exploitation du carbone fossile. Ce retour est facilité par les acquis scientifiques et techniques de ces 100 dernières années, que ce soit dans le domaine agronomique, ou dans celui de la conversion de la biomasse en énergie, qu’il s’agisse des chaudières industrielles de forte puissance utilisées dans la filière bois/papier ou des installations rustiques de méthanisation des déchets agricoles et humains en Inde ou des modestes réchauds des paysans africains dont le rendement permet d’alléger le travail de collecte du combustible, et de réduire l’empreinte écologique de ce prélèvement de biomasse qui est souvent considéré comme une des causes de le progression du désert dans la zone subsaharienne

Pour mémoire, la biomasse est la forme biologique de stockage de l’énergie solaire. En tant que capteur, son rendement est assez mauvais (de 0,1 % pour l’herbe des prairies américaines à 4,9 % pour certaines cultures d’algues en Thaïlande), pour moins de 1 % en moyenne. D’après les experts, et sur la base des connaissances scientifiques actuelles, le rendement limite de la photosynthèse se situerait entre 8 et 15 %, ce qui devrait permettre de multiplier assez facilement le rendement des plantes commerciales par 2 voire par 4 si les sélectionneurs et les chercheurs consacraient autant énergie à optimiser la photosynthèse globale qu’ils en ont consacré par le passé à optimiser celle des graines et des fruits. L’exemple des travaux de Craig Venter dans le domaine des algues montre que ce genre de progrès n’est pas hors de portée, et est même plutôt modeste comparé aux progressions que l’on a obtenu sur le rendement des céréales ou des betteraves à sucre avec des outils scientifiques rudimentaires par rapport à ceux dont disposent les scientifiques aujourd’hui.

En termes de volumes, la production annuelle mondiale de biomasse est d’environ 77,5 GT d’équivalent carbone ; elle représente approximativement 100 fois la consommation annuelle actuelle énergie.

– Les forêts représentent 42,9 % de cette production ;

– les océans 31,7 % ;

– les prairies naturelles, 11 % ;

– les marécages, 3,5 ;

– et le reste, essentiellement l’agriculture, 10,9 %.

On peut bien protester que l’abondance, incontestable, de la ressource ne garantit pas la disponibilité de cette ressource pour tous. C’est un argument recevable dans le cadre des systèmes énergétiques actuels qui sont presque exclusivement fondés sur une production centralisée d’énergie distribuée ensuite dans des réseaux hiérarchisés, de ces centrales, vers les utilisateurs. Mais on peut également croire que l’inventivité humaine va permettre dans les 20 ans qui viennent de développer des équipements de cogénération électricité/froid par absorption/chaleur, à base d’énergie renouvelable (solaire, biomasse, biogaz) de faible taille, capables de satisfaire les besoins d’une maison individuelle ou d’un petit immeuble, produits en tres grande série, dont le prix au kWh installé sera plus proche de celui des moteurs à combustion interne de nos automobiles que de celui du kWh de panneau solaire. Ce n’est pas plus utopique que de croire il y a 35 ans que quelques ex-hippies dans un garage pourraient un jour concurrencer IBM en informatique. Dans le contexte morose actuel, c’est en tout cas une belle raison d’espérer plutôt que de craindre.


[i] Certains experts ont applique la méthode d’analyse de Hubbert à la population humaine, et annoncent un pic pour 2025, à 7,8 milliards

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