Keynes s’était donc construit au fil des années une image des conditions que doit remplir un système monétaire international pour être fonctionnel, pour ne pas subir des crises récurrentes. Cette image s’était bâtie petit à petit depuis que, jeune fonctionnaire dans son premier emploi, il avait dû réfléchir à comment articuler les deux systèmes monétaires de la Grande-Bretagne, une « monnaie gérée » adossée à un étalon-or, et de l’Inde, une monnaie bimétallique à proprement parler, où monnaie papier adossée à de l’or et de l’argent à 100% et le métal précieux circulant en tant que tel sous forme de pièces, s’entremêlent à tout moment. L’image cohérente d’un système monétaire international pourrait alors déboucher sur un vaste plan de ce qui serait véritablement un ordre monétaire international, mis sur pied délibérément et géré et entretenu ensuite.
Or Keynes devait découvrir à la fin des années 1930, un système déjà en place, présentant selon lui toutes les caractéristiques du système monétaire idéal. Ce système serait à ce point irréprochable à ses yeux qu’il recommanderait que la Grande-Bretagne en fasse l’armature de son économie de guerre et, sans s’arrêter là, qu’elle en fasse le patron à partir duquel articuler son économie de paix, et ceci peut-être même à jamais.
Ce système monétaire, c’était celui que l’Allemagne hitlérienne avait mis sur pied pour se constituer une économie parallèle, invisible aux yeux de ceux qui veillaient au respect des clauses relatives aux réparations de guerre définies par le Traité de Versailles et pour se rebâtir une armée, sans que les transactions afférentes n’apparaissent dans les livres de la Reichsbank.
Le principe de ce système était celui du troc. L’Allemagne passait commande à des pays dont les ressources étaient l’objet de sa convoitise, essentiellement en Europe de l’Est, en Europe Centrale et en Amérique latine, et ces pays obtenaient de l’Allemagne des produits manufacturés pour un montant équivalent. Le système se mettait en place par un accord bilatéral entre l’Allemagne et le pays tiers : chacun des deux pays ouvrait à l’intention de l’autre un compte auprès de sa banque centrale, sur lequel chacun réglerait ses importations en provenance de l’autre, dans sa propre monnaie (Skidelsky 2000 : 190). À partir de là des échanges commerciaux, marchandises contre marchandises, avaient lieu sans que des opérations de change n’interviennent pour autant.
Le système était le fruit de l’imagination d’un financier de génie : Hjalmar Schacht, d’abord président de la Reichsbank de 1923 à 1930, puis de 1933 à 1939, et ministre des finances de Hitler de 1934 à 1937. L’invisibilité du système aux yeux de l’étranger était assurée par le fait que les échanges se faisaient à l’aide de « bons MEFO », des créances émises par la Metallurgische Forschungsgesellschaft mbH, une compagnie fondée par les firmes Krupp, Siemens et deux autres (Clavert 2009 : 223), compagnie fictive en réalité car n’ayant aucune activité si ce n’est dans ce simple rôle de façade pour des opérations financières.
Bien sûr des créances émises par une société sans activité connue avait tout pour susciter la méfiance parmi ses créanciers, et c’était pour dissiper celle-ci que la MEFO bénéficiait de la garantie illimitée du Reich (ibid. 224) et que les banques étaient autorisées à faire jouer à ces bons MEFO le rôle de réserves en capital (ibid. 225). Des bons MEFO pour un montant de 4,8 milliards de marks étaient en circulation en 1934 et 1935, somme à comparer à une masse monétaire officielle de 6 milliards de marks, lisible elle aux yeux de tous dans les livres de la Reichsbank (ibid. 227).
Comme ces bons MEFO étaient escomptables et pouvaient du coup se retrouver dans le portefeuille de la Reichsbank, ce qui aurait déséquilibré le système monétaire officiel, et les aurait fait apparaître en pleine lumière alors que ce système parallèle avait été précisément conçu pour permettre au Reich de se reconstituer une force armée à partir d’un financement occulte, il était essentiel qu’ils soient mis hors-circuit d’une manière ou d’une autre. Le gouvernement imposa ainsi aux banques de constituer des réserves en capital plus importantes, ce qui immobilisa quantité de ces bons MEFO (ibid. 226), il autorisa également à partir de 1935 la Golddiskontbank d’émettre des billets à ordre dont les rentrées permirent à cette banque de racheter des bons MEFO en circulation (ibid. 225).
Schacht lança en septembre 1934 un « nouveau plan » qui comprenait des accords bilatéraux de l’Allemagne avec vingt-cinq pays européens et latino-américains. Quatre ans plus tard, en 1938, la moitié du commerce international de l’Allemagne se faisait par ce truchement. Seuls 20% du commerce allemand s’opérait alors encore selon la technique classique de l’achat de biens à l’étranger impliquant une opération de change (Skidelsky 2000 : 228).
Le taux de change était déterminé d’un commun accord entre les deux pays ayant conclu un accord bilatéral. Un marché en marks « parallèles », les marks « Aski » (Ausländersonderkonten für Inlandszahlungen), permettait cependant aux firmes importatrices et exportatrices allemandes et de l’un des pays avec qui l’Allemagne avait conclu un accord bilatéral, de négocier leur taux de change. Skidelsky explique : « Un exportateur en Allemagne pouvait obtenir un crédit en marks « Aski », qu’il pouvait vendre à un prix escompté à l’importateur de biens en provenance d’Allemagne, qui avait donc lui le loisir de payer le prix allemand, l’exportateur haussant son prix en marks pour compenser. Cette manière de faire permettait aux parties en présence de négocier le taux de change effectif » (ibid. 229).
Keynes resta longtemps indifférent au système de Schacht mais dès novembre 1940, alors qu’il s’attelle à une ébauche de la proposition qui prendra forme petit à petit pour devenir celle que la Grande-Bretagne présentera à Bretton Woods, Keynes est subjugué et extatique quand il en parle. Il écrit à « Sigi » Waley, un haut fonctionnaire du ministère des finances britannique :
« Si Hitler parvient à faire fonctionner sa nouvelle Europe, avec le troc pour remplacer l’or… et chacune des nations jouant le rôle culturel et ethnographique qui lui est assigné, pendant que le Vatican dispense aux États asservis une philosophie de la vie, il ne sera pas très difficile de faire apparaître l’Angleterre aux yeux de l’Europe comme une nuisance perturbatrice jouant au pirate de manière intolérable. C’est nous qui apparaîtrions comme les véritables intrus, les Protestants dissidents, les Barbaresques du Nord. Joue en faveur d’Hitler le fait qu’il a la volonté et l’ambition de gouverner l’Europe, et que Rome, Berlin et Munich sont les localisations naturelles d’où le faire. Mais aussi longtemps que le blocus est effectif, il est condamner à piller, et aussi longtemps qu’il pille les territoires conquis, sa propagande est vouée à l’échec. […]
La vertu du libre-échange est liée au fait que le commerce international se poursuit par le moyen de ce qui est, en fait, du troc. Après la dernière guerre, le laisser-faire dans le commerce des devises a débouché sur le chaos. Les tarifs douaniers n’y changent rien. Mais en Allemagne, la force de la nécessité a conduit Schacht et Funk [Walther Funk qui succéda à Schacht au ministère de l’Économie en 1938, puis à la tête de la Reichsbank en 1939] à mettre au point un dispositif d’une meilleure qualité. Sur le plan pratique, ils ont utilisé leur nouveau système aux dépens de leurs voisins. Mais le concept qui le sous-tend est sain et excellent. Au cours des six derniers mois, le Trésor et la Banque d’Angleterre ont conçu pour notre pays un système de commerce des devises qui a emprunté à l’expérience allemande tout ce qu’il y avait de bon en elle. Si nous voulons faire face à nos obligations et éviter le chaos dans le commerce international après la guerre, il faudra que nous conservions ce système » (Skidelsky 2000 : 196-197).
Mais venu le mois de novembre 1941, Keynes aura déchanté et changé d’avis du tout au tout. Il parle en effet désormais du système Schacht-Funk comme d’« une fiction faite de bric et de broc, fondée essentiellement sur l’expérience anormale d’un état de guerre » (ibid. 216).
Que s’est-il passé pour qu’un mirage se dissipe ? Si en fin de compte le système de Schacht n’est pas le système idéal auquel Keynes rêvait, comment a-t-il pu se leurrer à ce point ? S’il n’était pas le système idéal, pourquoi avait-il l’air de l’être ?
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Clavert, Frédéric, Hjalmar Schacht, financier et diplomate (1930-1950), Bruxelles : Peter Lang, 2009
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, London: MacMillan, 2000
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