PROJET D’ARTICLE POUR « L’ENCYCLOPÉDIE AU XXIème SIÈCLE » – Viande (vaches et vacheries), par Jacques Seignan

Billet invité

Dans son billet, «  La religion des boeufs »,Jean-Claude Balbot tire une belle leçon morale d’apparence paradoxale : « se comporter en buffle ». A sa suite, on pourrait ajouter : «… et respecter les vaches ». Mais faisons auparavant quelques détours.
Les humains, comme les primates, sont omnivores et donc en principe carnivores. Certains pour des raisons religieuses, morales ou autres sont végétariens ou végétaliens et ils se comptent par dizaines de millions si l’on considère simplement l’Inde. D’autres ne sont carnivores que rarement car manger de la viande reste très dépendant du niveau de vie. La maîtrise du feu en permettant la cuisson des aliments (et des viandes) a apporté divers avantages : sanitaires, digestifs,… dont un relève simplement du plaisir de manger, de la gourmandise. Ainsi en faisant griller de la viande, les réactions chimiques (de Maillard) développent-elles des saveurs et des arômes qui sont délicieux pour la plupart d’entre nous… Ces découvertes et avancées culturelles eurent des effets sur la croissance de la population. Donc, comme souvent pour l’espèce humaine, nous avons su joindre l’utile à l’agréable.

La viande est certainement plus qu’un simple aliment comme l’attestent des évolutions sémantiques analogues dans deux langues. En ancien français, la viande, c’était l’ensemble des aliments, la nourriture comme besoin vital, car l’origine du mot est vivenda : « ce qui est nécessaire pour vivre », du verbe latin vivere, vivre ; en vieil anglais, mete (nourriture) a de façon analogue évolué en anglais : ‘meat’, [viande en français] (1). C’est donc la nourriture par excellence et, presque partout, un désir – sauf pour une minorité.

Or se procurer des protéines carnées n’a pas été toujours aisé pour le « troisième chimpanzé » (2) et il y a diverses hypothèses et controverses sur ce sujet. Nos lointains ancêtres hominidés ont, semble-t-il, chassé plutôt de petits animaux et ont souvent récupéré des charognes. Ensuite les progrès de la chasse aidant, les homos sapiens sont fortement soupçonnés d’être les auteurs d’extinctions massives – déjà ! – de la mégafaune (les grands mammifères) dans divers endroits (3). Et puis arriva le grand tournant du néolithique. Avec l’invention de l’agriculture vint celle de l’élevage. Dans un enclos, quelques chèvres ou quelques moutons, domestiqués, donnent (façon de parler) leur lait, leur laine et bien sûr leur viande. Plus besoin de courir à leur poursuite : il n’y a qu’à se servir avec un couteau bien aiguisé. C’est par ailleurs un cas illustrant parfaitement les ambiguïtés du mot « progrès » pour l’humanité. En effet avoir la nourriture à portée de main est un gros avantage mais on a appris depuis que cela provoqua une augmentation dramatique des maladies infectieuses ou parasitaires, et des épidémies dévastatrices dues à cette proximité nouvelle : les virus sautant par exemple de cochons en poulets puis de poulets en humains ; la bactérie du choléra ne survivant pas longtemps sans les eaux usées… (cf. 2 : chapitre 10). Et malheureusement il est confirmé que ce danger épidémique non seulement n’a pas disparu, puisqu’on ne sait pratiquement pas soigner les maladies virales, mais qu’il constitue désormais une épée de Damoclès pour les milliards d’êtres humains cohabitant avec des milliards d’animaux d’élevage, comme le montrent des histoires récentes de virus aviaires.
Pour les bovins, la domestication des aurochs vint un peu plus tard – ce sont de plus grosses bêtes à domestiquer et à convaincre de collaborer au développement irrépressible de la Civilisation humaine. De nos jours la production de lait en Europe est énorme : 35 millions de vaches produisent 148,4 millions de tonnes de lait chaque année, soit 6616 litres par vache et par an (4). Ces animaux devenus des cuves de fabrication laitière sont bien sûr un élément d’une industrie, et non plus d’une agriculture traditionnelle, car comme le déclare M. Xavier Beulin, le président de la FNSEA, (également patron d’un holding agro-industriel) : « Celui qui a 2 ha, trois chèvres et deux moutons n’est pas agriculteur» (5). Fort logiquement il y a donc des « usines » à vache. Ce sont au sens premier du mot d’immenses vacheries. L’Allemagne est en avance dans cette industrialisation des bovins et la France va la copier : une ferme de 1000 vaches ( Une ferme-usine de 1000 vaches ) devrait être implantée près d’Abbeville (6). Il y aura donc une « ferme-usine » où les éleveurs sont remplacés par des ouvriers (ensuite par des robots ?) puisque tout y est automatisé et un savoir millénaire rejeté ; c’est une immense halle avec des vaches alignées dans des stalles étroites dans lesquelles elles ne peuvent guère bouger. Ces images devraient nous remplir de tristesse à la fois pour ces pauvres bêtes et pour nous, pauvres humains, qui en sommes arrivés à cette aberration.

Comme pour le lait (et tous les autres produits alimentaires) la viande obéit elle aussi à cette marchandisation implacable… Il y a donc des hangars équipés pour élever, en les entassant à des fins productivistes, des veaux, des poules, des cochons, des lapins, ─ soit potentiellement tout animal à manger en ajoutant les fermes piscicoles ─ ; des abattoirs industriels, des usines à découper dans lesquelles des hommes et des femmes travaillent dans des conditions de travail très pénibles pour des salaires de misère selon la « logique » absurde du travail en mode capitaliste. La prise de conscience va croissante sur ces dérives et des articles en témoignent (7 ; 8). Avez-vous croisé sur une route un camion avec des cochons étouffés, allant à l’abattoir, leurs groins écrasés sur des grillages ? Avez-vous vu ces tapis roulants où des poussins tombent dans des paniers avant d’être mis en batterie ? Et maintenant les vaches usinées ? De quelle folie sommes-nous envahi ?

En d’autres temps, en d’autres lieux, ce fut différent. Contemplons un autel romain en marbre (9) : la sculpture montre un sacrifice de trois animaux. Ce message venant de l’Antiquité nous rappelle que les hommes pouvaient avoir une attitude différente envers les animaux qu’ils allaient tuer – dans ce cas un sacrifice, ce qui n’est évidemment pas représentatif de tout l’abattage à Rome. Toutefois pour bien des cultures et civilisations, il n’était pas anodin de tuer une vache ou tout autre animal. Et sans remonter si loin dans le temps, que nous racontent ces tableaux du XIXe siècle au musée d’Orsay de Paris où l’on peut contempler vaches et bœufs,… les vaches de Bonheur (10)?

Aujourd’hui il n’y a plus de limites pour l’agro-industrie dans sa course folle au profit, à sa financiarisation. Évidemment on devrait se rappeler de la crise de «la vache folle » qui aurait dû être appelé la crise de « l’homme fou » : rendre des herbivores carnivores en recyclant des farines animales et ensuite pour encore accroître la profitabilité, baisser la température de transformation de ces farines ce qui n’éliminait plus les prions pathogènes. Déjà de l’histoire ancienne ; on a pris des mesures… Mais plus récemment, un cas paraissant par contraste plus anecdotique, illustre cette logique morbide de la marchandisation illimitée. Pour obtenir des steaks goûteux, de la viande sans graisse, une sélection naturelle en révélant le gène de l’hypertrophie musculaire a créé la vache XXL, BBB (Blanc, Bleu, Belge). Ça représente 85 % du marché belge et les autres suivront certainement… Ces bovins ont des masses musculeuses énormes, disproportionnées ; c’est de la « viande sur patte ». Par contre cette « nouvelle race » ne peut survivre par elle-même car les veaux sont trop gros pour naître de leur mère BBB par la voie naturelle ! La « solution » est tout simplement d’implanter le fœtus dans une vache de moindre qualité, une Holstein, et de pratiquer une césarienne pour récupérer le veau BBB à terme : « elles subissent jusqu’à dix césariennes avant de partir à l’abattoir ». Est-ce acceptable ?

Revenons sur le « plancher des vaches » comme disent les marins. Pour ressentir notre lien ancestral avec les bovins, il suffit de se promener dans les piémonts pyrénéens et d’entendre le bruit des cloches et des meuglements rassurants d’un troupeau de vaches, ou encore, dans la campagne normande, d’échanger des regards avec ces bêtes attachantes et si curieuses… Peut-on aimer les vaches et le rôti de bœuf ou, plus généralement, les animaux et leur viande ? Contradiction ? Oui et non. Nous sommes omnivores, pour la plupart d’entre nous, mais il est légitime – indispensable selon moi – de s’opposer à cette industrialisation dont le but est une course sans fin à l’accroissement des profits hors de toute autre considération (écologie, santé, bien-être etc.) et dont la conséquence pratique est une dégradation croissante des conditions de vie des animaux – et des hommes.

Ce Consommateur-roi, au nom de qui des fortunes en publicité et marketing sont dépensés, est supposé vouloir de la qualité – mais systématiquement au plus bas prix… Il a découvert (et vite oublié) au hasard d’un scandale sur des lasagnes qu’il est habituel qu’un trader basé à Chypre achète de la viande en Roumanie pour un abattoir français et encore, en oubliant le rôle d’un intermédiaire aux Pays-Bas. Le problème qui semblait le plus indigner les gens, ce n’était pas ce circuit absurde et délirant – un vrai circuit financier comme souvent à la limite de la fraude – non, c’était une tromperie sur le type de viande vendue. Ce consommateur éclairé refuse à juste titre des hormones dans son veau, des antibiotiques dans ses viandes, des additifs inutiles et toutes les saloperies qu’il doit avaler sans trop savoir, ou vouloir savoir, mais que pense-t-il des matières premières : les animaux ?

La condition des animaux se résume dans les médias à quelques informations marquantes pour cacher l’essentiel : un sale type qui jette un petit chat sur un mur (et c’est infâme !) ; un débat sur la cruauté des corridas (mais qu’en est-il en si l’on compare aux pratiques scandaleuses, autorisées et cachées ?)… En effet les images sur les abattoirs sont pratiquement interdites. Je cite : « Voilà pourquoi, dans nos sociétés de plus en plus transparentes, la condition des bêtes « de rente » est un secret. Les journalistes peuvent faire une plongée dans un sous-marin nucléaire, pas dans les usines à viande ! Comme le reconnaît un ancien cadre de l’élevage porcin :  »si ces usines avaient des vitres, tout le monde serait végétarien ! » ». (7) En plus de l’omerta évoquée, un obstacle supplémentaire et crucial est que, comme dans tous domaines, « l’on ne croit pas à ce que l’on sait », et dans ce domaine, il est particulièrement pénible de savoir. Voulons-nous vraiment savoir ce que nous achetons : de la viande et de la souffrance ?

Malgré tout, sur Internet sont apparues des images volées avec cette violence insupportable décrite dans les articles cités : des animaux mal anesthésiés, pendus à des crochets par leurs pattes, l’œil terrorisé, sentant l’odeur de la mort de ceux qui les ont précédés. Autrefois dans les fermes il était connu que le cochon, comprenant ce qui allait lui arriver, poussait des cris perçants. Et le bœuf qui recevait un coup de massue entre les cornes n’était pas anesthésié auparavant ; certes ce n’était pas un monde tendre. Mais ils y passaient vite, sans cruauté inutile, sans être devenu un objet prêt à être transformé en morceaux vendus en barquettes plastiques pelliculées. La vie est cruelle pour les herbivores et la chaîne des prédateurs leur est implacable ; nous en sommes le sommet indéniable, pour le meilleur (il vaut mieux manger qu’être mangé) et pour le pire (par exemple la concentration du mercure dans les poissons de Minamata et ses conséquences tragiques).

Comment se nourrir ? Cette question de l’élevage des animaux à consommer ne relèverait-elle pas, elle aussi, de questions essentielles à traiter en amont et pas seulement en aval ? En effet pour traiter « en aval », en cherchant à améliorer les conditions de vie d’élevage, il est possible de réglementer (cf. surfaces plus grandes imposées par l’EU pour les poules pondeuses), chercher des méthodes d’abattage plus douces, réduire les élevages porcins polluants… Mais les solutions « en amont » ont le grand avantage de pouvoir s’articuler avec des changements plus fondamentaux car ils contribueraient à lutter contre la marchandisation universelle, y compris celle du vivant, par des comportements nouveaux : alimentation plus locale et saisonnière, bien moins carnée, fin des énormes gaspillages liés en partie à la grande distribution, intégration agriculture-élevage (11), changement de nos habitudes alimentaires, avec l’assentiment de tous, sans diminuer en rien notre péché de gourmandise mais avec une qualité et une sécurité améliorées.

L’homme, un « mammifère colonisateur opportuniste », a parachevé sa domination de la Terre mais il sera « forcé de changer [de stratégie] pour en avoir atteint les limites » (12). En effet on connait aujourd’hui les conséquences de ce règne absolu du « Maître et Possesseur de la Nature » (13), en particulier sur une grande partie de la biosphère : du plancton aux baleines en passant par les abeilles et les tigres… Repenser fondamentalement notre relation avec les animaux – y compris « domestiques » – est une question qui peut sembler moins prioritaire parmi tant d’autres urgences, toutefois, c’est un des problèmes à résoudre pour assurer notre destin à long terme sur cette planète – celle-là même sur laquelle les vaches, avec tous les animaux, ont le droit de ne plus être nos objets et le droit à leur « bien-être ». Et les humains y seraient vachement mieux.

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(1) – On Line Etymology Dictionnary : Meat
Noter que le sens ancien est conservé en anglais littéraire par exemple dans l’expression « meat and drink ». Il est amusant de constater que l’on dit familièrement « gagner son bifteck » pour gagner sa vie (et non plus son pain) ce qui confirme l’importance de la viande comme aliment : cf. Classes lexicales

(2) – Jared DIAMOND, « Le troisième chimpanzé, Essai sur l’évolution et l’avenir de l’animal humain », NRF, Gallimard, 2000.

(3) – Anthony STUART, « L’extinction des grands mammifères – le rôle possible des chasseurs du néolithique », Dossier Pour la Science, N°43.

(4) – Pour La Science N° 438, « Les débuts européens de la production laitière » par M. Roffet-Salque er R. Evershed, pp 48-54

(5) –  X. Beulin, le Crésus du terroir-caisse

(6) – Plus d’informations sur les « fermes à mille vaches » : Enquête du Monde « les fermes à mille vaches »

(7) – Qui entend les bêtes souffrir? Citations :
« Ce qu’Elisabeth de Fontenay professe depuis des années trouve soudain un écho. «Oui, il se passe quelque chose, confirme-t-elle. Dans la société et chez les intellectuels, qui découvrent que Derrida s’intéressait à la question : « L’animal nous regarde. Et penser commence par là », écrivait-il dans L’animal que donc je suis (Galilée), livre posthume. Le tournant coïncide avec le succès de Faut-il manger des animaux ? (Points), de Jonathan Foer, et sa position conciliante : mangez de la viande si vous aimez, mais souciez-vous de ce qu’a vécu la bête. »

« Le beau roman d’Isabelle Sorrente, 180 jours (Lattès), qui a pour cadre une porcherie automatisée (900 truies, 24 000 porcs produits par an, pour six employés) puant l’ammoniac, où la lumière du jour ne pénètre jamais et où il n’est pas rentable d’achever les « crevards ».

(8) –  Faut-il encore manger de la viande?

(9) – Double procession convergeant vers deux autels. Il s’agit d’un double suovétaurile (sacrifice d’un porc, d’un mouton et d’un taureau) offert au dieu Mars

(10) – Trois vaches rousses par Rosa Bonheur

(11) – voir des propositions sur le site « Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières ; cf. blogroll de ce blog

(12) – Paul JORION, Misère de la pensée économique, Fayard, 2012, pp 64-70

(13) – Expression de R. Descartes, citée souvent de façon incomplète, car être maître, c’est être également responsable…

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