Quelles qualités un système monétaire international devrait-il présenter ? Au fil des années Keynes avait su préciser à son propre usage ce que ces qualités devaient être : le maître-mot était sans doute « pacifié » : un système monétaire international devrait être « pacifié ». Il écrivait en 1941, dans la seconde version de Proposals for an International Currency Union : « Les arrangements proposés pourraient être décrits comme une mesure de désarmement financier ».
N’avaient pas peu contribué à sa définition d’un système monétaire international idéal, les discussions en Grande-Bretagne autour de l’étalon-or : son abandon en 1919, sa réinstauration en 1925 à l’initiative de Winston Churchill, alors ministre des finances, enfin son abrogation définitive en 1931, et le rôle très actif qu’avait joué Keynes dans ce débat, s’opposant en particulier à la réinstauration de l’étalon-or dans son petit livre A Tract on Monetary Reform publié en 1923 et critiquant Churchill deux ans plus tard dans une série de trois articles qui seraient publiés sous le titre de The Economic Consequences of Mr. Churchill quand celui-ci passa outre à ses recommandations pressantes.
La préoccupation de Keynes sur cette question d’un système monétaire international, était d’assurer ce que l’on appelle en anglais « a level playing field » : un terrain de jeu parfaitement horizontal, faisant référence à la nécessité pour qu’un match soit équitable au fait que les conditions de jeu soient strictement identiques pour les deux équipes en présence. Selon Keynes, les nations garantes d’une devise doivent pouvoir jouer dans un environnement où les conditions sont exactement les mêmes, quelle que soit la taille du pays, quelles que soient ses richesses naturelles, quelle que soit sa capacité à exporter davantage qu’il n’importe ou au contraire, l’obligation pour lui d’importer davantage qu’il n’exporte.
a) La question des métaux précieux
Le premier souci de ce point de vue est la possibilité ou non pour une nation d’adosser aisément sa devise à de l’or ou à de l’or et de l’argent. La capacité à extraire des métaux précieux dépend de la nature géologique du sol d’un pays et constitue du coup un facteur majeur d’inégalité entre les différentes nations. La première condition qu’un ordre monétaire international doive du coup respecter selon Keynes, est d’exclure que les différentes monnaies soient adossées à une richesse en métaux précieux.
Cette première préoccupation signifie donc mettre un point final aux monnaies monométallique ou bimétallique dont l’acceptabilité tient essentiellement au fait qu’il existe par ailleurs pour ces métaux un marché lié à ses usages autres que servir de moyen d’échange, et que si la monnaie en question devait disparaître (du fait de la disparition de l’État qui l’émet), les pièces pourraient être fondues et l’or ou l’argent revendus au prix du marché pour ces métaux. Keynes écrit à ce propos :
« L’estampillage de pièces métalliques à l’aide d’une marque de fabrique ne constituait rien de plus que la manifestation d’une vanité territoriale, d’un patriotisme ou d’un désir de publicité sans réelle conséquence » (Keynes 1930, Vol. I. : 12).
En écrivant cela, il attirait l’attention sur le fait que les monnaies monométallique ou bimétallique demeurent essentiellement des systèmes de troc. Ce qui les différencie d’un système de troc pur et simple est le fait que les métaux précieux que sont l’or et l’argent servent d’équivalent générique à l’ensemble des autres marchandises échangées : alors que le vendeur propose des biens ou des services de n’importe quelle nature, l’acheteur les troque contre des quantités d’un ou deux métaux précieux seulement, l’or ou l’argent. C’est pour cette raison que Keynes appelle les monnaies métalliques : « Commodity Money », ce qui veut dire : « monnaie marchandise ». La définition qu’il en donne est celle-ci : « La monnaie marchandise se compose d’unités tangibles d’une marchandise dont l’accès est libre et n’est pas soumis à monopole, et dont il se fait qu’elle a été choisie pour servir aux usages qui sont ceux de la monnaie, mais dont l’offre est contrainte – comme c’est d’ailleurs le cas pour toute marchandise – par sa rareté et par le coût de sa production » (ibid. 7).
Si, comme le veut Keynes, il est exclu au sein d’un système monétaire mondial qu’une monnaie soit adossée à un métal précieux, elle est alors automatiquement fiduciaire : la validité de ses pièces et de ses billets s’assimile à la parole d’un État qu’ils valent très exactement ce qu’il affirme qu’ils valent, et qu’il s’engage à faire tout ce qui est nécessaire sous ce rapport en termes d’interdiction de faux-monnayage et de maintien de la stabilité des prix grâce à la gestion par sa banque centrale d’une équivalence entre la monnaie et la richesse globale de la nation, en la créant ou en la détruisant selon les nécessités. Keynes appelle la monnaie fiduciaire : « Fiat Money », soit en français : monnaie fiduciaire. Il en donne la définition suivante : « La monnaie fiduciaire est une monnaie représentative (ou symbolique), ce qui veut dire qu’il s’agit d’une chose telle que la valeur intrinsèque de la substance matérielle dont elle est faite est sans rapport avec la valeur faciale monétaire qui lui est attribuée » (ibid.).
Bien sûr, en 1930, à l’époque où Keynes propose ces définitions et où la livre sterling vit encore pour un an sous le régime de l’étalon-or, même les monnaies adossées à du métal précieux sont gérées de manière à établir une certaine distance entre les transactions commerciales courantes et l’échange de numéraire contre des quantités de métal précieux : les pièces et les billets qui circulent se contentent de représenter ces métaux, il n’en est pas moins vrai que l’échange de numéraire contre du métal précieux peut avoir lieu si son détenteur en détient des quantités suffisantes pour justifier l’échange. Keynes parle pour les monnaies à son époque qui sont sous l’égide de l’étalon-or, de « Managed money » : de monnaie gérée. La définition qu’il en donne est celle-ci : « La monnaie gérée est semblable à la monnaie fiduciaire, à la différence près que l’État entreprend de gérer les conditions de son émission de telle sorte que, par le biais de la convertibilité ou de tout autre manière, sa valeur sera déterminée dans les termes d’un étalon objectif. La monnaie marchandise et la monnaie gérée ont en commun d’être fondées sur un étalon objectif. La monnaie gérée et la monnaie fiduciaire quant à elles sont semblables en tant que représentatives et partageant un support papier n’ayant qu’une faible valeur intrinsèque, voire aucune, sinon ce que définit la loi ou les usages de l’État. La monnaie gérée est donc en quelque sorte, un hybride entre les deux autres types de monnaie » (ibid. 8).
Dans A Treatise on Money (1930), l’ouvrage où Keynes propose les définitions des différents types de monnaies que je viens de citer, il montre sur un diagramme que monnaie marchandise, monnaie gérée et monnaie fiduciaire appartiennent à la même famille de monnaies qu’il qualifie de « Money proper » : la monnaie à proprement parler, qu’il oppose à « Acknowledgement of Debt », c’est-à-dire reconnaissance de dette. Le diagramme montre cependant la monnaie fiduciaire et la monnaie gérée comme étant deux variétés de la « monnaie représentative », qui peut aussi bien être monnaie proprement dite que reconnaissance de dette (ibid. 9).
Mais l’étalon-or ne constituait pas seulement un facteur d’inégalité entre nations en tant qu’il se trouve en quantités inégales dans le sol en fonction des aléas de la géologie, parce que son simple mécanisme, à savoir la nécessité pour un pays en difficulté de rétablir par des transferts d’or un équilibre rompu avec ses partenaires commerciaux, aggrave automatiquement les inégalités entre les nations et est donc en soi autodestructeur.
Pourquoi les inégalités s’aggravent-elles automatiquement ? Du fait que l’ajustement entre nations dans un rapport inégal est « obligatoire pour le débiteur et volontaire pour le créancier » (Skidelsky 2000 : 204). Skidelsky résume ainsi le raisonnement de Keynes : « Le débiteur était en général un petit pays, en position défavorable pour imposer ses exportations au reste du monde en modifiant unilatéralement les termes de l’échange. S’il faut faire baisser le prix des produits d’exportation dans la même mesure où son volume augmente, le problème est tout simplement insoluble. L’initiative de l’ajustement doit donc être partiellement impartie au créancier » (ibid.).
Par ailleurs, la disparition d’un étalon-or a des implications immédiates pour ce qui touche aux capitaux circulant entre nations, en termes de mesures devant encourager certaines pratiques ou au contraire en prohiber d’autres, l’équilibre économique entre nations ne pouvant plus être rétabli à l’aide de simples transferts d’or.
Il devient ainsi nécessaire d’interdire l’exportation de capital d’une nation vers une autre si la balance commerciale entre les deux est défavorable à la première, ces capitaux candidats au départ ayant un rôle important à jouer en tant qu’investissement dans l’économie domestique. Une telle exportation de capitaux devrait au contraire être encouragée de la nation en position favorable, vers l’autre, où ces capitaux joueraient le rôle d’investissements productifs. Keynes écrit à ce propos en avril 1941 à l’un de ses correspondants au ministère des Affaires étrangères :
« Quoi qu’on veuille, quelque chose de ce type semble inévitable puisque nous ne disposerons plus d’une tirelire d’or ou d’autres actifs liquides, à l’aide desquels il serait possible de réagir aux effets immédiats de mouvements de capitaux créateurs d’un déséquilibre » (ibid. 197).
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Keynes, John Maynard, « The economic consequences of M. Churchill » (1925), in Essays in Persuasion, Collected Writings Volume IX, Cambridge: Macmillan / Cambridge University Press for the Royal Economic Society, [1931] 1972
Keynes, John Maynard, A Treatise on Money, 2 vol., London : Macmillan 1930
Keynes, John Maynard, Proposals for an International Currency Union [Second Draft, November 18, 1941], Donald Moggridge (sous la dir.) The Collected Writings of John Maynard Keynes, Volume XXV, Activities 1940-1944, Shaping the Post-war World : the Clearing Union. London : Macmillan, 1980 : 42-66.
Skidelsky, Robert, John Maynard Keynes. Fighting for Britain 1937-1946, London: MacMillan, 2000
Réponse de o1 , et en attendant le réponse de o3 Je comprends que vous soyez curieux de savoir comment…