Billet invité. Un ou plusieurs volontaires pour traduire dans d’autres langues ? [Ce serait sympa si les lecteurs du Financial Times, par exemple, pouvaient lire cette série de deux billets]. 😀
Nous avons montré dans la première partie de ce billet que des acteurs effectuant des « marches aléatoires » de leur fortune, plus exactement de la part au-dessus d’un seuil de pauvreté, voyaient au bout d’un certain temps des « très riches » émerger, et cela semblait rendre comparativement les autres pauvres.
Nous passons maintenant à des modèles sur N=3600 acteurs, avec les hypothèses inchangées. Mais on va pousser l’étude jusqu’à pouvoir évaluer à quel point une faible dose de « Piketty-isation » de la situation évite le grippage.
Étudions d’abord la situation sans rien faire, pour voir ce fameux grippage :
Pour N=3600 acteurs et 35000 jours, on a un cas typique dans ce film
On voit qu’au début, l’histogramme en haut à droite est maintenant « dense », on a une abondante population de chacune des tranches autour de la médiane. Et on peut lire les percentiles en bas à droite. D’abord ils s’écartent un peu symétriquement de 1000 $$, puis les pauvres « atterrissent » au-dessus de 400 $$, mais assez vite, la classe moyenne, les 10%, (graphe rose-violet dans région jaune), voire celle des 1% (région vert-bleu) passent par un maximum et tout le monde de ces hautes classes au plus pauvre va s’écraser sur le seuil de pauvreté, d’abord mollement, puis sous forme de crise vers les jours 6000 à 8000.
En revanche, compte tenu de l’échelle des histogrammes à droite qui va maintenant de 100 $$ à 1 000 000 $$, on voit que des fortunes immenses sont possibles pour quelques happy few. Et c’est bien au fur et à mesure qu’elles dépassent 10000 puis 100 000 $$, que l’on voit s’aplatir la médiane vers Kp, sans guère de rémission. Dans l’état « grippé », il y a ainsi une grande classe de pauvres qui ne regagne pas vers le haut. Face à un enrichissement continu et rapide des plus riches on peut se dire que c’est parce qu’ils remontent trop lentement, risquant trop peu à chaque fois, avec un couplage venant subtilement du maintien d’une moyenne de la fortune à une constante de 1000 $$. Quand ce PIB augmente plus vite pour les riches, alors il fait, en relatif, baisser les pauvres. On confirmera par les différents cas de figure qu’on va voir que c’est bien les « gros coups » des riches qui précipitent les classes moyennes vers le bas, le couplage venant subtilement du maintien d’une moyenne (une sorte de PIB/Habitant) à une constante de 1000 $$.
Et il arrive, malgré tout, des « bonnes nouvelles » : à savoir que les riches ont l’occasion d’« évacuer » leur fortune comme le montrent les rebonds, vers 8000-9000 jours: ils ont des revers eux aussi qui peuvent rejaillir positivement sur tous, et remettre un jeton dans le juke-box. Il ne s’agit pas de cruauté où l’on reprend aux riches de la propriété, il s’agit de circonstances où les investissements qu’ils ont fait sont si productifs que tout le monde en profite, ils n’ont pas pu verrouiller et capter le gain maximal qu’ils auraient pu en tirer. Dans ces cas-là, tout le monde se ré-enrichit, et les riches ont « raté une occasion d’être hyperriches ».
Le panneau en haut à droite, que je ne commente que maintenant, exagère volontairement ces différentes phases : la couleur de l’histogramme est en effet calée sur la population la plus dense dans sa tranche de richesse, c’est-à-dire qu’elle dépend du rapport « population de la tranche/population de la plus grosse tranche ». Quand cette population de la plus grosse tranche gonfle d’un coup, cela change le calage des couleurs, les tranches du haut ne deviennent pas si dépeuplées que ça (plus bleues), mais elles représentent de plus petites fractions de la tranche majoritaire, celle des « prolétaires », les plus pauvres. L’histogramme cumulé (en bas à droite, déjà commenté) permet de visualiser qu’en réalité, les positions des percentiles ne varient pas de façon ‘gigantesque’, mais seulement de façon ‘importante’.
Mais il est suggestif que ce modèle fasse voir que la création d’une classe nombreuse de gens au minimum est un effet typique de la fluctuation des grandes fortunes qui ont d’un coup tenté de secouer tellement le système que, en remettant les choses à la moyenne, beaucoup de « presque pauvres », se retrouvent pour ainsi dire exactement pauvres, trop près du seuil pour pouvoir en sortir. Qui ne pense alors aux « Plans sociaux » des entreprises !
Donc grippage il y a, du simple fait de laisser agir des fortunes immenses, de les autoriser à risquer beaucoup et à fluctuer beaucoup.
J’ai donc maintenant, en lecteur de Piketty et de Jorion à introduire un facteur qui limite les grandes fortunes. Pour cela, j’introduis un « statut » « S » des acteurs suivant un peu les indications sur Aristote que donne Paul Jorion dans sa vision de l’établissement des prix, vision éloignée de la simple loi de l’offre et de la demande.
Ce statut est défini comme S_i=K_i/(K_i+Kmoyen). Ce type de fraction dit que le statut passe progressivement d’une valeur inférieure à ½ pour les pauvres (K~Kp < Kmoyen) à une valeur supérieure à S=½, voire tendant vers S=1 pour les riches.
C’est ce statut S dont vous voyez la répartition (histogramme continu) dans le petit encart à fond ocre du panneau en bas à droite (tous les films l’ont).
Je viens avec ce chiffre S biaiser la probabilité de gain des plus riches, d’une façon soit Gattaz-ienne, soit Piketty-enne.
Rebelote, quelques lignes de maths :
Je remplace pour ce faire RAND, le nombre aléatoire entre -1 et 1, par :
RANDS=RAND – (1+RAND)*cPik*S . Rien de diabolique : (1+RAND) est un nombre compris entre 0 et 2, et ajouté à un nombre compris entre -1 et 1 de façon corrélée, il ne fait varier que la borne supérieure. Avec ce choix de signe, cPik est un nom évocateur pour le coefficient qui « Piketty-ise » la fortune et limiter l’impact des riches : plus S s’approche de 1, plus on bride la probabilité de gain. En termes plus explicites, La somme mise en jeu étant fixée (alpha*(K_i_Kp)), le coefficient qui est choisi chaque jour est en équipartition sur une gamme [-1, 1-2*cPik*S]. Cela tend dans le cas extrême des plus riches (S=1 à la limite) vers l’intervalle [-1, 1-2*cPik], dont la moyenne est -cPik. Tandis que pour les pauvres (Smin<1/2), l’intervalle est [-1,1-2*cPik*Smin], intervalle qui peut donc être plus favorable. Le fait qu’on ne retourne jamais exactement à [-1,1] n’est pas très grave, puisqu’il se fait alors certes qu’au total, il y aura un peu de pertes, en moyenne. Mais comme nous « normalisons » la moyenne à 1000 chaque jour, cela correspond in fine à un peu de redistribution, on risque plutôt de remonter un peu ceux qui s’approchaient du seuil de pauvreté, c’est bien ce que doit faire une politique sociale tout à fait basique.
Enfin, pour rendre compte dans le même modèle du cas de figure cPik<0 (c’est-à-dire de l’effet Gattaz renforcé) sans que le comportement diffère trop au bas de l’échelle de fortune, j’ai mis un frein à la pauvreté. En effet, la tendance globale dans ce cas est de faire perdre les pauvres. Le franchissement de la barrière de pauvreté, c’est à dire le fait de se retrouver à K<Kp=400, peut se faire notamment par la normalisation forcée à 1000 : si par exemple on se retrouve à 401 après l’échange du jour mais que la normalisation faite sur la base d’une somme totale inflige une baisse de -0.5% à tout le monde, ce qui est possible si un seul très riche a gagné gros, cela fait une variation de -2 en partant de 401, et l’on passe donc à 399. Pour éviter le cumul d’une dérive dans ce sens, j’interdis les montants inférieurs à Kp avant normalisation, en utilisant K(D)=sup(K(D-1)+Kex_*RANDS,Kp). Après normalisation, on peut être juste sous le seuil, et il faut alors attendre une fluctuation de normalisation dans l’autre sens pour repasser Kp et rejouer au loto. On vérifie dans tous les cas sur la simulation elle-même que les effets de bords qui surviennent ainsi autour de Kp sont neutralisés.
L’important ici est surtout qu’on va pouvoir endiguer la croissance indéfinie des grandes fortunes, et les chocs négatifs qu’elle apportait. Mathématiquement, on pourra bien sûr jouer au jeu inverse, à savoir amplifier le bonheur des riches en prenant un coefficient cPik négatif. De cela, chacun connait l’idée suivant l’adage connu, « on ne prête qu’aux riches », ce qui leur permet de s’enrichir encore plus.
Ce décor étant posé, on peut faire trois choix qui montrent notre « découverte médicale », laquelle dit pour l’essentiel qu’une petite dose de rabot suffit à éviter les catastrophes de grippage. De quoi faire réfléchir !
Je dois expliquer, comme je l’avais promis, que l’exemple du billet précédent de N=12 acteurs sur un temps court (2 000 jours) avait déjà été « Piketty-isé », mais que je ne l’avais pas explicité. Pourquoi ? Pour faire voir les choses « comme on les attend naturellement », et vous faire rentrer, lecteur, dans une représentation « gentille » de l’inégalité : « oui, il y a des riches, ils sont pas mal riches, mais bon, vous voyez, pas de quoi faire un drame ». Et ce choix psychologique que j’ai fait nécessitait de brider fortement l’envie d’enrichissement séculaire de mes 12 acteurs, ou bien d’attendre de mon ordinateur une série aléatoire particulièrement malchanceuse pour eux et leur évitant les affres de l’hyper-richesse. Ce qui commençait à pointer le bout du nez dès la fin du billet précédent.
Maintenant regardons le mécanisme de bridage, mais sur la grande population de N=3600, bien plus parlante.
Commençons en effet par le cas où cPik=0,01 seulement. Autrement dit les hyperriches de statut S=1 sont bridés à une probabilité de 0.98 et doivent rendre 1% de leur « mise quotidienne » en moyenne. Cela semble beaucoup si c’était demandé de but en blanc, mais n’oublions pas que ces chiffres aléatoires sont pris « par jour » et non par mois ou par an pour être parlants. Si on regarde à l’échelle de 100 jours (un trimestre), cela correspond à … 10% seulement (les probabilités ne s’ajoutent pas, leurs carrés s’ajoutent, les « variances » pour des évènements indépendants ; tout comme les 6% mis en jeu chaque jour, mais qu’il faut projeter sur plus longtemps pour voir que ce n’est pas surréaliste, j’y ai fait allusion dans le premier billet), c’est un peu plus en ligne avec ce qui arrive à une grosse société, un impôt de 40% en cas de très gros gain (du moins quand il n’y a pas d’optimisation fiscale par l’utilisation des règles adéquates dans les différents pays par filialisation judicieuses croit-on savoir ces temps ci).
Le résultat (avec 1% de bridage des riches) qu’on voit ci-dessous est en effet lisse : il n’est maintenant affecté que de seulement quelques petites turbulences juste visibles, mais il ne « crashe » plus du tout, ou pas dans des temps longs d’échelle raisonnable. L’inégalité est en effet bridée, et les « gros coups » sont limités en impact.
Certes les 1% gagnent en gros six fois plus que la moyenne (6000$$), et 15 fois plus que le seuil de pauvreté (400 $$), mais au-delà d’eux, les vraiment riches plafonnent en dessous du plus chanceux d’entre eux, soit à moins de 200 000 $$. Correct pour un Bill Gates si l’on veut.
Si on veut forcer la dose, raboter à l’os tout ce qui ressemble à un rentier, et se faire « hyper-scandinaves », utilisons cPik=0,075, 7,5 fois plus fort qu’avant. Autrement dit nous bornons l’espérance de gain des plus riches (S=1) à 1-2*cPik=0,85 au lieu de 1 pour mémoire.
Voici le résultat :
On obtient un coefficient de Gini bien bridé à G=0,19, les 1% qui gagnent deux-et-demi fois plus que les 50%, on est comme attendu plus suédois que nature dans ce cas-là.
Pour finir en beauté, désinhibons-nous ! Tel le Gattaz qui sommeille en chacun d’entre nous, autorisons-nous de favoriser ces malheureux riches en faisant en sorte que les déjà riches le soient plus encore. Piketty donne l’exemple des 800 et quelques universités américaines : elles ont des comptes publics tout à fait accessibles et ont presque toutes du capital en gestion. Le résultat, sans surprise mais sans appel, montre que plus on a de capital, plus on lui trouve un bon taux d’intérêt. Et ce notamment grâce à une bonne gestion de fortune, fût-elle payée au prix fort : Harvard débourse par exemple de l’ordre de 100 millions de $ pour gérer sa colossale fortune de 30 milliards de $ (!), parvenant à obtenir des rendements >9%, la fac suivante, bien moins riche, étant à 7-8% « seulement ».
Voilà donc comment on peut appliquer dans le sens qu’on souhaite notre remède de « Piketty-isation » des fortunes. Et dans le sens de l’augmentation des hyperriches, cela produit une petite explosion de la civilisation par le capitalisme débridé, au fond pour pas cher, n’est-ce pas, alors à vot’ bon cœur m’sieurs dames !
Un coefficient de Gini haut et fort, au fil seulement interrompu par quelques malencontreuses tentatives de ré-enrichissement de la base mais qui sont plutôt rapidement « réprimées » (1 ou 2 ans), tel est le résultat qu’on observe. Une vie crépitante vous dis-je ! Toute coïncidence avec des printemps kalmouks, baloutches ou chiapaneco est bien sûr involontaire.
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