Billet invité
Selon l’article 544 du Code civil, « La propriété est le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». Derrière cette définition se cache une ambiguïté fondamentale que l’on retrouve dans l’œuvre de Proudhon sous la forme d’une double formulation : « la propriété, c’est le vol » et la « la propriété, c’est la liberté », deux expressions qu’il n’hésite pas à juxtaposer dans son essai « La théorie de la propriété »[i]. L’histoire a surtout retenu la première formulation, symbole vivant de l’anarchie, pourtant le deuxième point de vue mérite d’être confronté au premier pour saisir toute l’ambivalence du concept de propriété, en particulier, parce que la crise incite aux remises en cause les plus radicales.
Ce qui fait la différence entre la propriété et le simple usage d’un bien, c’est la conjonction de l’usus (l’usage du bien) du fructus, c’est-à-dire la possibilité d’en tirer les fruits, et de l’abusus, c’est-à-dire la possibilité d’en disposer comme bon lui semble. Ces trois notions sont déjà présentes dans le droit romain, elles confèrent à la propriété un caractère absolu et perpétuel, qui peut être transmis par l’héritage ou bien cédé à tout moment à autrui au travers d’un acte de vente qui enregistre le transfert de propriété.
La propriété est le moteur de l’exploitation. La propriété des moyens de production permet d’accaparer une part du profit né de l’exploitation d’une entreprise. Les économistes du 19e siècle tentent de dissocier le profit de la rente, au non d’une argutie subtile qui considère le profit comme la rémunération des qualités particulières de l’entrepreneur et la prise de risque propre à toute activité entrepreneuriale. La distribution de revenu liée à l’actionnariat serait quant à elle une forme d’intérêt, au même titre que le simple prêt d’argent. Cette approche jette un voile sur le lien entre profit et capital, la mise de fonds de départ n’étant plus qu’une forme particulière de crédit consentie aux exploitants de l’entreprise. Dans cette approche, l’actionnaire se doit de laisser l’entrepreneur gérer l’entreprise. Ces économistes tentent ainsi de renvoyer la rente à une forme particulière du capitalisme : la rente foncière (le fermage ou la location) ou la rente de situation (la rémunération liée à la détention de ressources rares), ce qui correspond pour ce dernier cas à une distorsion de la concurrence qui doit être combattue au nom d’une vision idéalisée du marché. Pourtant, rente et rentabilité partagent la même racine, et cette racine commune prend tout son sens quand l’on parle de rentabilité sur capitaux propres, c’est-à-dire le résultat rapporté au montant des ressources de l’entreprise. Historiquement, la répartition de la valeur ajoutée entre le travail et le profit s’est toujours opérée en faveur de ce dernier. C’est la traduction du rapport de force qui s’établit de fait entre les détenteurs du capital, par nature moins nombreux dans un monde fondée sur l’inégalité, et l’apporteur de travail. Ce dernier doit lutter à la fois contre ses semblables dans un monde ou le travail est rare, et contre la banalisation des savoir-faire organisée en grande partie par la division du travail. Une fraction plus ou moins importante de ce résultat est distribuée sous forme de dividende, au prorata du nombre d’actions détenu. C’est bien la notion même de fructus qui est à l’œuvre dans cette distribution. Quand le profit et le revenu étaient fortement taxés, la distribution prenait souvent des voies détournées : avantages en nature, frais généraux, c’est souvent l’encadrement dans son ensemble qui en étaient les grands bénéficiaires. La hausse de la rémunération actuelle des dirigeants ne doit pas faire illusion. Elle est en partie fondée sur des systèmes de stock option et de bonus et illustre les retrouvailles au grand jour entre les dirigeants et les actionnaires, unis en une même communauté d’intérêts, celle du profit et de la rente.
La propriété est au cœur de l’accumulation : le patrimoine n’est rien d’autre que de la propriété amassée au fil du temps, par la rente, la transmission ou les acquisitions. Ce patrimoine constitue une garantie qui permet l’accès direct à l’argent illustré par ce vieil adage « on ne prête qu’aux riches »[ii]. Le recours à l’endettement est source d’accumulation supplémentaire : tant que le profit dégagé par une entreprise permet de rembourser l’argent emprunté et de dégager un résultat positif, la dette initiale se mue progressivement en rente ou en titre de propriété au fur et à mesure que le capital initial se rembourse. L’effet de levier est l’accélérateur dont l’économie capitaliste a besoin pour accroître la concentration de la richesse.
Il n’est donc pas étonnant que les utopies ou les critiques radicales du système capitaliste s’attaquent frontalement au principe de la propriété privée. Pour Marx, la socialisation des moyens de production est le moyen de s’affranchir de la problématique de l’extraction de la plus-value, sans remettre en cause (du moins dans un premier temps) l’idée de propriété privée. Les utopies sociales s’affranchissent de la propriété et essaient d’apporter à leurs membres l’usage de biens meubles et immeubles issus du travail de la communauté, sous la forme d’équivalents de la richesse comme dans le familistère Godin, idée reprise dans le confort matériel de plus en plus conséquent offert dans les Kibboutz.
Mais si la propriété privée se dissout dans les utopies, les utopies sont solubles dans la propriété privée. Lorsque les choses tournent mal, par un phénomène d’érosion ou de légitimité du pouvoir (quand ce ne sont pas les deux combinés) ou bien par une incapacité à s’inscrire dans un environnement hostile à toute utopie, la propriété privée fait un retour en force. Les ouvriers du familistère de Guise rachètent leurs logements avec le produit de la vente de leur entreprise (la seule chose dont ils étaient propriétaires), les kibboutzim réintroduisent la propriété privée dans le fonctionnement du kibboutz. Ils espèrent ainsi pérenniser le confort matériel dont ils ont eu l’expérience tangible pendant des années. Comment les en blâmer ?
C’est l’autre face de ce concept, cette perception qu’ont les citoyens de la propriété comme un élément essentiel de leur de sécurité, à même de les protéger contre les aléas de l’existence et de pérenniser un certain état de confort matériel. Pour celui qui a les moyens d’être propriétaire de son logement, de quelques éléments matériels (automobile, mobilier), la propriété d’un bien n’est pas un contrepoint au pouvoir de l’État, comme l’entendait Proudhon, c’est juste une garantie de dernier recours contre la faiblesse et les errements de celui-ci. Elle assure un minimum de sécurité, elle donne un sentiment de maîtrise sur les événements et l’impression de pouvoir faire durer cet état de fait, indépendamment de la place que l’on occupe dans la société et de la forme ou l’organisation du pouvoir. Elle est parfois l’ultime barrière avant le déclassement social, l’actualité nous a fourni des exemples de personnes qui mènent une vie apparemment normale et qui utilisent leur voiture, seule bien encore en leur possession comme ultime refuge avant la rue.
L’histoire leur donne raison. À travers les âges, la propriété demeure une notion immuable et intangible. À partir du moment où l’homme se sédentarise, la propriété se généralise, que ce soit pour assurer la sécurité des citoyens ou sous la pression de quelques individus engagés dans un processus d’accumulation. Elle ne fut remise en cause que très rarement et de manière localisée, ces brèves parenthèses apparaissent rétrospectivement comme des accidents de l’histoire. Les puissants ne remettront jamais en cause ce qui est le fondement même de leur indépendance et leur puissance. Être propriétaire d’un bien, c’est bénéficier d’une fraction, même infime, de cette indépendance fondée sur un droit inaliénable et la sécurité matérielle. Depuis Napoléon III, l’accession à la propriété sera toujours encouragée par les gouvernements conservateurs, cette connivence même lointaine avec les classes dirigeantes ne peut qu’être un élément moteur dans la fabrication du consentement, même pour des politiques sociales qui vont à l’opposé des intérêts objectifs des petits propriétaires.
À au moins deux reprises, l’histoire va offrir une illustration convaincante de la nature duale de cette propriété. Tout d’abord, à la fin du XVIIIe Siècle, les États mutent vers des formes plus démocratiques, ces changements s’accompagnent de proclamations fortes sur la propriété. Elle est l’un des quatre droits fondamentaux inscrits dans la « Déclaration des droits de l’homme et du Citoyen » tandis que la constitution américaine protège indirectement le droit de propriété par un ensemble de garanties données contre toute intervention de l’État. Pour le citoyen, cette garantie apportée semble répondre au besoin de sécurité et de confort matériel. Dans la réalité, la propriété est au centre, la démocratie moderne restera un mode d’organisation fondée essentiellement sur la compétition entre les individus et les processus d’accumulation. Les règles sont posées, la République ne sera pas sociale, l’égalité est celle des citoyens devant la loi. La confiscation des biens du clergé ou de l’aristocratie lors de la Révolution française n’est pas un acte aussi révolutionnaire qu’il n’y paraît. Ce qui est remis en cause, c’est la propriété née d’un contrat où l’un des signataires n’est pas reconnu comme légitime : l’acte de propriété née d’un édit royal peut être remis en cause. Cette démarche ouvre des perspectives pour les individus les plus riches capables d’acquérir les biens confisqués. C’est un coup d’accélérateur à l’accumulation dans une société qui n’a pas encore pris le tournant de la révolution industrielle.
L’autre période où ce caractère dual de la propriété sera exposé dans toute sa crudité, c’est lors de l’effondrement de l’URSS. Dans la débandade généralisée qui suit la débâcle, beaucoup d’individus essaient de faire reconnaître des droits liés à l’occupation d’un logement ou l’exploitation d’une terre comme un droit de propriété officielle. Préoccupation bien compréhensible dans un pays où il fait froid et les surfaces facilement cultivables ne sont pas aussi répandues qu’on pourrait l’imaginer. Pendant ce temps, les plus roués des camarades, souvent d’anciens apparatchiks de la nomenklatura, rachètent à l’encan les entreprises dont ils ont parfois la charge, faisant rentrer la Russie de plain-pied dans le monde du capitalisme le plus sauvage. La grande braderie organisée par Boris Eltsine restera dans l’histoire l’une plus grande spoliation de biens collectifs organisée par un État au sein de son territoire[iii].
Il existe un paradoxe majeur dans notre relation à la propriété. D’un côté, c’est l’État qui garantit à la fois sa pérennité et les conditions de sa transmission, que ce soit au travers du droit contractuel ou de l’héritage. L’État garantit et protège la propriété, et c’est bien l’une des principales missions des forces de l’ordre comme l’un des éléments essentiels du Code civil. Cela fait partie de notre expérience collective, la propriété est garantie ad vitam aeternam dans l’esprit des individus. Cette permanence du concept de propriété et cette longue histoire rend aléatoire toute remise en cause. Il n’existe pas d’expériences de sociétés développées ayant apporté un confort matériel pour ces membres qui aient perduré sans faire appel à la propriété privée. Les mises en commun de biens ou de terres en Occident, qui ont souvent existés fort tard dans beaucoup de régions rurales ne font plus partie de la mémoire collective.
C’est l’autre terme du paradoxe, la propriété privée illustre la confiance relativement limitée que le citoyen accorde à l’institution. D’une certaine manière, le rôle ultime qui est demandé à celle-ci est d’assurer la garantie de ce droit vis-à-vis des menaces intérieures ou extérieures. En ce sens, malgré la défiance du citoyen, L’État joue un rôle central dans le droit de la propriété et dans le domaine de la sécurité. Les temps troublés qui sont les nôtres ne font que renforcer cette demande de la part des classes moyennes et populaires qui sont parvenues à accéder à la propriété. Le discours sécuritaire joue sur du velours : plus les temps sont incertains, et plus les atteintes à la propriété sont intolérables. Dans le même temps, la reconnaissance par la consommation reste un signe de reconnaissance, dans les banlieues comme ailleurs, la délinquance devient un peu plus qu’une alternative au travail, elle est le raccourci certain vers la possession de l’objet et du statut qui lui est associé. À l’opposé, le travail n’est plus la garantie de l’accès à la propriété, ne serait-ce que parce qu’il est difficile à trouver, et la double promesse du travail et de l’accession à la propriété reste un discours efficace et fort.
Même si la propriété traîne une longue histoire de spoliation, de violence, d’exploitation et de pillage, une possible remise en cause de la propriété au nom du communisme ou d’un socialisme fidèle aux idées originelles est un repoussoir pour un grand nombre de citoyens. Dans la réalité, l’aspiration à la propriété (en particulier immobilière) est largement répandue. Quand le contexte est favorable, il n’est pas rare de voir des taux extrêmement élevés de propriété du logement, le taux légèrement supérieur à 50 % que l’on observe en France ne demande qu’à devenir près de 80 % comme en Belgique. La longévité pour le moins limité de la plupart des utopies sociales pose problème et rend difficilement crédible auprès des citoyens une proposition alternative. Même les expériences de partage d’objets ou le développement de la location me semblent traduire plus un arbitrage conscient des individus qui savent ne plus pouvoir maintenir la propriété dans tous les domaines.
Il n’existe dans le droit aucune distinction sur la finalité de la propriété, qu’elle s’établisse en vue de l’accumulation ou en vue de satisfaire ce besoin de sécurité. Un contrat de vente qui donne la propriété sur un bien ou un titre est toujours de même nature, que le bien soit destiné à la protection ou à l’accumulation. Autrement dit, il n’y a pas de distinction fondamentale entre le mécanisme légitime de protection d’un individu qui veut se prémunir d’un avenir incertain et le droit de propriété destiné à entretenir un mécanisme d’accumulation dans un but purement égoïste. Le monde politique est dans une situation paradoxale, il a fait de cette double nature de la propriété son fonds de commerce, mais il est incapable d’en comprendre les implications.
Les programmes libéraux et assimilés (y compris les partis qui se proclament socialistes ou sociaux-démocrates) usent et abusent de l’amalgame entre les petits propriétaires et les grands capitalistes qui partageraient tous un même statut, comme si la nature de la propriété était unique. Ils veulent développer l’accumulation au nom de sa contribution à la richesse du pays et encouragent implicitement une répartition inégalitaire des revenus, au nom d’une hiérarchie sociale fondée sur des critères qui relèvent de la « mythologie », du capitalisme. La violence économique qui se développe rend encore plus prégnant le besoin de sécurité et de propriété. Mais dans l’incapacité de garantir cet accès à la propriété auquel aspirent les citoyens au nom de la sécurité, ils perdent tous les jours un peu plus en crédibilité.
La sécurité est le fonds de commerce de l’extrême droite. La garantie apportée à la sécurité des biens (sous-entendu, dont nous sommes propriétaires) et des personnes est consubstantielle aux programmes des droites extrêmes et populistes partout en Europe. Le discours social mis en avant n’entend pas non plus intervenir en tant que tel dans les mécanismes d’accumulations. C’est la restriction du champ de la concurrence qui est censée apporter une réponse au problème, en excluant les étrangers du marché du travail ou en fermant les frontières pour maintenir cette concurrence dans un cadre purement national. Derrière un discours fort différent en apparence, la propriété n’a qu’une seule nature qui à la fin des fins favorise toujours le processus d’accumulation.
Les programmes de la gauche radicale n’ont pas totalement leur aggiornamento dans ce domaine. Il existe toujours des références plus ou moins appuyées à une remise en cause, au moins partielle, de la propriété. Ils ont souvent raison sur l’analyse (comme Marx en son temps), ils se trompent de discours. Dans des temps troublés, ce type de programme ne s’adresse qu’à un nombre très limité de citoyens et n’ouvre pas la route du pouvoir. Combattre les dérives d’un processus d’accumulation frappée d’une folie qui n’est pas soignée ne peut se faire en ayant une posture qui menace aussi le besoin de sécurité de la population.
Le seul élément à même de faire la différence dans le droit entre les finalités de la propriété est cette référence à « un usage prohibé par les lois ou par les règlements ». C’est donc bien dans les limites apportées à l’usage du droit de propriété que se trouve la réponse qu’une société doit apporter à la violence intrinsèque des mécanismes d’accumulation. En limitant l’emprise sur le bien commun, en taxant lourdement les surprofits, des taux de distributions trop élevés, en s’attaquant aux mécanismes de l’effet de levier, en régulant des marchés où l’effet de la propriété devient dévastateur (par exemple l’immobilier), en taxant lourdement les gros héritages (c’était le cas dans le passé aux USA), l’État qui s’en donne les moyens peut en limiter les effets dévastateurs. Dans les mécanismes d’accumulation actuels, le rééquilibrage des rapports de force permet de s’intéresser de nouveau à la répartition de la valeur ajoutée entre le travail et le capital, ainsi qu’au partage du travail dans le cadre d’une vision plus globale des conditions de l’accumulation. Elle permet de redonner un sens à la phrase de Proudhon sur la liberté que confère la propriété sans en faire un enjeu qui cristallise les passions.
[i] « La propriété, c’est le vol; la propriété, c’est la liberté: ces deux propositions sont également démontrées et subsistent l’une à côté de l’autre dans le Système des Contradictions… La propriété paraissait donc ici avec sa raison d’être et sa raison de non-être. »
[ii] En réalité, il est bien plus rentable de prêter aux pauvres dans le cas d’une opération de crédit, mais uniquement pour acheter des biens qui enrichiront tel ou tel industriel. Dans le monde libéral, les pauvres ne sont pas censés avoir accès aux mécanismes d’accumulation
[iii] Formulation qui exclut les grandes spoliations nées de la colonisation ou des conquêtes territoriales
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