« UN TRAITÉ SUR LA MONNAIE » (I) LA FAUSSE QUERELLE DES CRÉDITS ET DES DÉPÔTS
Un corollaire de l’hypothèse que les crédits précèdent les dépôts est que les crédits accordés par les banques commerciales « créent de l’argent ex nihilo ».
Le mécanisme supposé est celui-ci : une banque qui accorde un crédit « crée » les sommes allouées « par un simple jeu d’écriture ». Quand les sommes empruntées sont retournées, la « création » initiale est effacée par un autre « simple jeu d’écriture », annulant le premier. Ce pouvoir exorbitant des banques commerciales, de faire sortir d’un chapeau des sommes tout à fait considérables, ne s’accompagnerait pas moins de leur capacité à exiger le versement d’intérêts sur les sommes fantômes qu’elles prêtent ainsi. D’où le prétendu « scandale des banques commerciales qui créent de l’argent ex nihilo ».
L’absurdité du mécanisme supposé apparaît aisément dans l’expérience mentale que voici.
Monsieur X emprunte un million à la banque B, somme que celle-ci lui accorde sans bourse délier, par à un simple jeu d’écriture.
Premier scénario : à l’échéance prévue, X rembourse la somme empruntée en déposant un chèque d’un million à la banque B. Laquelle annule alors le prêt par un simple jeu d’écriture. Tout s’est passé comme prévu dans le cadre envisagé.
Second scénario : à l’échéance, X décide de rembourser la banque en or. Il se présente au guichet portant deux seaux de pièces d’or valant un million. Il s’agit bien d’un remboursement de la somme prêtée mais qui plonge la banque B dans un grand désarroi : comment annuler cette fois l’opération par un simple jeu d’écriture ? La banque B se retrouve à la tête d’un million sur lequel elle ne comptait pas, et dont elle ne sait que faire !
Voilà l’absurdité sur laquelle on débouche. Que dire de plus ?
Autre version de la « création monétaire ex nihilo par les banques commerciales » – impossible à réconcilier avec la première, mais qu’importe ! Les banques prêtent l’argent déposé sur les comptes-courants de leurs clients et cet argent en vient du coup à exister deux fois : une première fois sur le compte-courant du déposant et une seconde fois dans la poche de celui à qui cet argent a été prêté. L’argent existe bien deux fois, nous affirme-t-on, puisque le déposant peut venir le réclamer, et lorsqu’il le réclame, on ne court pas derrière celui à qui il a été prêté, l’enjoignant de rembourser illico presto.
Le raisonnement ne présente un semblant de vraisemblance que parce qu’il confond allègrement argent et reconnaissance de dette – selon la préconisation expresse de Joseph Schumpeter (1883 – 1950) et celle de ses disciples par la suite.
Que se passe-t-il lorsque la banque B prête à Y la somme d’argent M qu’y a déposé X ? Y dispose désormais de la somme M qu’avait déposé X. Quant à X et la banque B, ni l’un ni l’autre n’ont accès une seconde fois au même argent : X a en sa possession une reconnaissance de dette de montant M que lui a transmise la banque B (aujourd’hui sous la forme d’un relevé de compte « papier » ou « en ligne ») et celle-ci dispose d’une reconnaissance de dette du montant M que lui a accordée Y en échange de l’argent reçu.
Il y a alors en circulation deux reconnaissances de dette de montant M et une unique somme d’argent de montant M elle aussi. Si X présente à B sa reconnaissance de dette, c’est-à-dire exige de l’argent en contrepartie, B devra se débrouiller pour trouver la somme M où que ce soit ; un point c’est tout.
On avait au départ une simple somme d’argent de montant M, et l’on se retrouve à l’arrivée avec la somme d’argent M et en plus, deux reconnaissances de dette du même montant M. Comment s’explique donc ce miracle de la multiplication comme des petits pains des reconnaissances de dette ? Par le fait qu’une reconnaissance de dette est la promesse d’une somme d’argent qui viendra plus tard, une promesse qui n’est pas encore arrivée à échéance (on dit aussi « à maturité ») et que cette reconnaissance de dette constitue du coup, en quelque sorte, de l’« argent virtuel ». Mais, et c’est ici que réside le pseudo-miracle : bien que n’étant qu’une promesse d’argent, une reconnaissance de dette n’est a pas moins une « marchandise » à laquelle est associé un prix (calculable de manière mathématiquement rigoureuse selon l’une ou l’autre méthode d’évaluation), ce qui veut dire qu’elle peut s’échanger contre de l’argent. L’opération financière appelé « repo », pour repurchase agreement tire parti de ce principe.
Schumpeter et ses élèves prennent prétexte du fait qu’une reconnaissance de dette peut s’échanger contre de l’argent pour affirmer qu’elle est une « monnaie », mais il y a malentendu : une monnaie n’est pas constituée de choses qui peuvent s’échanger contre de l’argent, une monnaie est en soi constituée d’argent ; les choses tangibles qui peuvent s’échanger contre de l’argent ce sont, comme je viens de le rappeler, des marchandises.
Il faut également noter une autre différence essentielle entre l’argent proprement dit et une reconnaissance de dette : la somme qui sera versée au moment du remboursement, à maturité, pourra être d’un montant se situant à un niveau quelconque entre celui qui a été promis au départ et zéro, tandis que l’argent lui respecte un principe de « conservation des quantités », selon l’appellation que je lui ai attribuée dans mon livre L’argent, mode d’emploi (2009 : 381) : à aucun moment dans les manipulations qui peuvent avoir lieu, une somme en argent n’aura valu autre chose que le total des montants indiqués sur les billets ou les pièces qui la constituent.
On connaît l’histoire circulant sous diverses dénominations, généralement présentée comme un paradoxe stupéfiant, où une dame se rend à l’hôtel, réserve une chambre, verse des arrhes, qui permettent à l’hôtelier de rembourser la dette qu’il a auprès du boucher, qui lui-même s’était endetté auprès du cordonnier, qu’il est alors à même de rembourser, cordonnier qui lui-même… jusqu’à ce que la boucle se boucle en revenant à l’hôtelier envers qui le maréchal-ferrant s’était endetté… J’ai analysé, étape par étape, le mécanisme à l’œuvre dans cette fable, là aussi dans L’argent, mode d’emploi (2009), aux pages 374-381.
L’histoire connaît sa chute lorsque la dame se ravise et annule sa réservation. Ce revirement ne peut empêcher que grâce au billet qu’elle avait déboursé, n dettes ont été annulées dont le montant total est n fois le montant des arrhes qu’elle avait versés. On ajoute en général, pour faire bonne mesure et rendre, le paradoxe encore plus perturbant, que son billet était en réalité faux.
Le fait est en effet que chacun des détenteurs d’une reconnaissance de dette dans la ronde en question a pu la monnayer en la revendant à un tiers. Ce pouvoir démultiplicateur, je l’ai appelé ailleurs, la « dimension créancière » de la monnaie (Jorion 2009 : 386-392). On notera cependant que si les reconnaissances de dette, l’« argent virtuel », peuvent se démultiplier à l’infini, les quantités d’argent restent de leur côté constantes selon le « principe de conservation des quantités », comme dans le cas de la banque qui prête l’argent déposé sur des comptes-courants auprès d’elle.
Bien sûr, la condition à respecter pour continuer de s’y retrouver dans des réflexions de ce genre est de distinguer soigneusement « argent » et « reconnaissance de dette », même si une reconnaissance de dette peut s’échanger contre de l’argent parce qu’elle a une valeur marchande, laquelle s’explique, comme je l’ai dit, par le fait qu’une reconnaissance de dette est la promesse qu’elle se transformera un jour en argent « sonnant et trébuchant », le « sonnant et trébuchant » étant le contraire exact du « virtuel ».
Mais si l’on décide de confondre « argent » et « reconnaissance de dette », comme recommandait de le faire Schumpeter à la suite de son précurseur au XIXe siècle, Henry Thornton (1760 – 1815), les paradoxes et les énigmes viennent s’empiler les uns sur les autres.
Lisons ce qu’écrit Schumpeter :
« Comme le dit le professeur Cannan dans un article d’Economica (« The Meaning of Bank Deposits ») […] « si les gardiens de vestiaire s’arrangeaient pour prêter exactement les trois quarts des sacs qui leur sont confiés… nous n’accuserions certainement pas les gardiens de vestiaire d’avoir « créé » le nombre de sacs qu’indique l’excédent des sacs qui ont été déposés par rapport aux sacs qui se trouvent toujours dans des vestiaires ». Telle était l’opinion de 99 économistes sur 100.
Mais si les propriétaires de ces sacs désirent les utiliser, ils doivent les reprendre aux emprunteurs qui doivent alors s’en priver. Tel n’est pas le cas de nos déposants et de leurs pièces d’or. Ils ne prêtent rien, si on entend par là qu’ils se privent de l’usage de leur argent. Ils continuent à le dépenser, payant par chèque au lieu de payer en espèces. Et alors qu’ils continuent à dépenser exactement comme s’ils avaient conservé leurs pièces, les emprunteurs, de la même manière, dépensent « le même argent au même moment » » (Schumpeter 1954 : 1079-1080 ; trad. franç. 1983 : 470-71).
Quelle mouche pique Schumpeter de mettre entre guillemets ce « le même argent au même moment », si c’est effectivement cela qui se passe ? L’explication, c’est qu’il n’est pas dupe de ses propres sophismes puisqu’il écrit quelques lignes plus bas : « Les banques, bien sûr, ne « créent » pas de la monnaie à cours légal… » (ibid. 471). Encore des guillemets, suggérant qu’il faut entendre ce qui est écrit autrement que ce que cela dit ! Et quelques lignes plus bas encore : « Il est beaucoup plus réaliste de dire que les banquiers « créent du crédit », c’est-à-dire qu’ils créent des dépôts par leur activité de prêt, que de dire qu’ils prêtent les dépôts qui leur ont été confiés » (ibid.).
Ah ! ces fameux guillemets : le tout est de savoir où les placer avec art ! et cet admirable « beaucoup plus réaliste » ! Comment résister à la tentation de réutiliser la formule de Schumpeter dans un autre contexte ? Pour déclarer par exemple : « Il est beaucoup plus réaliste de dire que le soleil « tourne autour de la terre », que de dire que la terre tourne autour du soleil ». Mais est-ce très convaincant ?
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Paul Jorion, L’argent, mode d’emploi, Fayard 2009
Joseph Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, Tome III, Gallimard [1954] 1983
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