Le 1er mai au Familistère de Guise, par Michel Leis

Billet invité.

Quel autre endroit que le Familistère de Guise pour aller passer un 1er mai ? À moins de 50km de Fourmies, symbole tragique de la condition ouvrière à la fin du 19e siècle, se dresse le Familistère, une utopie sociale qui à partir de 1858 offre aux ouvriers et employés des fonderies Godin des avantages sociaux et des conditions de vie exceptionnels pour l’époque, sous la forme « d’équivalents de la richesse ». De quoi s’agit-il ? De l’accès à des services et des installations réservés aux seuls bourgeois de l’époque : logements clairs et aérés, plutôt vastes*, éducation obligatoire et gratuite jusqu’à 14 ans, équipements sportifs et culturels (piscine, bibliothèque, théâtre). Les conditions de travail ne sont pas en reste : retraite à 60 ans, journées de 10 heures puis de 8 heures avec des années d’avance sur les lois sociales, service de santé gratuit, la liste est longue.

La fonderie Godin est une unité de production performante pour l’époque, dont le succès repose en partie sur une innovation technique, le remplacement dans les poêles de la tôle par de la fonte émaillée. Cependant, la production ne se limite pas aux poêles et l’usine de Guise restera très compétitive (c’est l’une des toutes premières fonderies du monde) tant que la demande restera importante. Bien que l’on parle d’utopie sociale, le travail est rémunéré et il existe une grille des salaires fondée à la fois sur la compétence, l’ancienneté et la position dans l’entreprise.

Cette utopie se construit sur la base d’un système de propriété collective au travers d’organisations coopératives, d’abord mises en place pour les logements et les services collectifs. C’est ensuite les moyens de production dont le capital sera transféré aux salariés, l’entreprise fonctionnera sous une forme équivalente au SCOP jusqu’en mai 1968. La propriété collective du logement est l’une des différences fondamentales avec les cités ouvrières de l’époque. Ces dernières sont mises en œuvre par quelques patrons dont les motivations se partagent entre la fibre sociale et des arrières-pensées beaucoup plus intéressées : la propriété individuelle asservie à la fois au travail (nécessité financière) et à l’entreprise (nécessité géographique). Si tout se passe bien, elle incitera à terme au vote conservateur, Napoléon III était d’ailleurs l’un des grands défenseurs de l’accession à la propriété. De plus les cités ouvrières de l’époque font apparaître une claire hiérarchie entre l’ouvrier et l’ingénieur, ce qui n’est pas le cas au Familistère.

Le Familistère délivre une série de messages parfois contradictoires.

Godin est sorti de sa condition initiale d’artisan, il est mort relativement riche et il pourrait être l’un de ces exemples de self-made-man si souvent mis en exergue par la mythologie capitaliste. Le site web de l’entreprise Godin (devenue SA en 1968) ne le qualifie-t-il pas de « ce capitaine d’industrie visionnaire a su donner à son entreprise et à ses successeurs, le goût permanent de l’innovation et de la performance », sans jamais mentionner l’expérience sociale du Familistère ?

Dans le même temps, ce succès de l’homme et de l’entreprise l’expose à la critique radicale de Marx et Engels qui le classent dans la catégorie des patrons paternalistes, dont la pratique sociale ne sert que les intérêts bien compris de l’entreprise. C’est faire peu de cas de la radicalité de l’expérience du Familistère… Dans tous les cas de figure,  le fait que l’entreprise soit une réussite montre en tout cas que l’on peut avoir une politique sociale audacieuse sans remettre en cause la compétitivité de l’entreprise, sujet dont feraient bien de s’inspirer les entrepreneurs d’aujourd’hui.

Le système autogestionnaire mis en place par Godin va lui survivre 80 ans. Pourtant après sa mort, les dérives se font très vite sentir. La politique sociale et redistributive favorise surtout les « familistériens », alors qu’une partie non négligeable des salariées se trouvent en dehors du Familistère. On en retrouve la trace dans l’aile gauche, détruite pendant la guerre de 14 et reconstruite en 1925 avec les dommages de guerre : balcon, tuiles vernissées, tourelle, dorures, le tout ne se contente pas de détruire l’harmonie d’ensemble, c’est aussi une trahison des principes initiaux de stricte égalité dans les logements institués par Godin. La dérive n’est pas sans rappeler le développement d’une « nomenklatura » dans l’Union Soviétique, plus préoccupée de son propre bien-être que par la construction et le renouvellement du modèle. On peut voir dans la longévité exceptionnelle de cette utopie la qualité du modèle initial, il faudra des années pour l’épuiser totalement et sa fin en 1968 n’est qu’une coïncidence, elle est aussi le symbole d’un monde plus égoïste qui est en train de voir le jour.

Cette fin est d’abord celle d’une entreprise qui s’est moins bien adaptée que ses concurrentes à une demande qui a largement évolué. Mais le plus intéressant dans cette histoire, c’est la manière dont celle-ci s’est opérée. La coopérative fut convertie en société anonyme, les actions furent revendues à un concurrent en dessous de leur valeur nominale, et une grande partie des « familistériens » utilisèrent cet argent pour racheter leurs logements qui rentrèrent ainsi dans le cadre de la propriété privée. Ce retour à la propriété privée après des années de propriétés collectives renvoie à une ambiguïté fondamentale sur laquelle je reviendrai dans un prochain billet.

À deux heures de route de Paris, le Familistère de Guise est à la fois un lieu majestueux (un palais social), tout à la fois chargé d’histoire et de questions qui sont plus que jamais d’actualité.

 


* Et même modulaires puisque des cloisons amovibles alternent avec des murs porteurs et permettent d’agrandir les appartements en même temps que la famille.

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