En guise d’introduction à l’explication par Keynes du taux d’intérêt par la « préférence pour la liquidité », un bref rappel sur l’argent.
Nous partageons encore aujourd’hui la manière dont Aristote concevait l’argent. Il lui reconnaissait trois fonctions : d’être un moyen d’échange, de pouvoir constituer une réserve et de servir d’unité de compte. Nos manuels d’économie définissent encore l’argent de cette manière.
Aristote distinguait dix « catégories » auxquelles appartiennent les mots de la langue pris individuellement, « non-combinés », qui sont autant de perspectives dans lesquelles nous appréhendons les objets du monde sensible, les catégories sont, dit-il, les « genres élémentaires de l’être ». Les catégories interviennent dans la phrase en position de sujet ou de prédicat, ainsi pour le bleu qui relève de la catégorie de la « qualité », utilisé en position de sujet : « Le bleu est une couleur », et en position de prédicat : « Le ciel est bleu » (voir Jorion 2009b : 143-146).
Les trois fonctions de l’argent recensées plus haut relèvent des catégories de la « qualité » et de la « quantité ». L’argent en tant qu’unité de compte relève de la catégorie de la « quantité ». « Moyen d’échange » et « en tant que réserve » envisagent l’argent selon la « qualité ». Pour Aristote, les qualités se manifestent selon deux modes, celui de l’actualité (« in actu) et de la potentialité (« in potentia »). Dans le cas de l’argent, il est en acte dans sa fonction de moyen d’échange, et en puissance dans sa fonction de réserve (… de moyen d’échange).
Ceci étant dit, l’argent peut bien entendu être envisagé par rapport à d’autres catégories d’Aristote, le « lieu » par exemple. L’argent peut être possédé par une personne physique ou par une personne morale (un État, une firme, etc.), il peut également être possédé par une banque commerciale, une banque d’investissement ou une banque centrale. Il est possible aussi d’envisager l’argent dans la perspective de la catégorie de la « substance » : en tant que pièces, billets, inscriptions digitales sur un disque dur d’ordinateur, en tant que métal précieux, etc.
Notons une propriété remarquable de la monnaie selon Aristote, qui nous oblige cependant à un petit détour.
Il existe une distinction fameuse attribuée au Stagirite dont il n’est en réalité pas l’auteur, c’est celle qui opposerait « valeur d’usage » et « valeur d’échange ». Le passage de l’Éthique à Nicomaque où il aurait prétendument fait cette distinction ne contient pas même de mot signifiant « valeur », celui qui s’en rapproche le plus signifie « comme mesuré par le prix » (l’erreur de traduction est due au Scolastique Albert le Grand [?-1280], qui la commit délibérément ; voir sur ceci Piron 2011). Ce que dit Aristote, c’est que pour toute chose susceptible d’avoir un prix, il y a deux usages possibles : son usage propre, par exemple pour des chaussures, d’être portées aux pieds, et son usage dans l’échange, et toujours pour des chaussures, d’être échangées contre autre chose, disons, quelques leçons de guitare. Or ce qui est remarquable pour l’argent, c’est que ces deux usages se confondent : la finalité de l’argent est d’être échangé, et ce qu’il faut considérer comme l’usage propre de l’argent c’est donc son usage dans l’échange. L’argent est en fait la seule chose dont les deux usages possibles, l’usage propre et l’usage dans l’échange, n’en constituent en réalité qu’un seul (Jorion 2009a : 115-117).
(à suivre…)
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Jorion, Paul, L’argent mode d’emploi, Paris : Fayard 2009a
Jorion, Paul, Comment la vérité et la réalité furent inventées, Paris : Gallimard 2009b
Piron, Sylvain, « Albert le Grand et le concept de valeur », I Beni di questo mondo. Teorie etico-economiche nel laboratorio dell’Europa medievale, R. Lambertini, L. Sileo (eds.) 2010: 131-56
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