Dans le cas hypothétique du Grand-Duché de Gérolstein émettant une obligation, présenté antérieurement, nous avons pu voir que son coupon avait pu être établi à partir des propositions faites initialement par différentes banques voulant participer à l’adjudication. Ce que nous n’avons pas essayé de déterminer est sur quelle base les banques acheteuses de l’instrument de dette, c’est-à-dire candidates à prêter à l’État émetteur, choisissaient de proposer des taux s’échelonnant dans cette illustration entre 2,5 % et 3,25 %. Ces chiffres n’étaient probablement pas arbitraires : leur niveau devait être déterminé selon une certaine logique mais quelle était-elle ? Comment des souscripteurs éventuels fixent-ils le taux qu’ils associeront à leur proposition de prêt ?
J’avance que l’étalon de ces propositions est ce rendement marginal du capital qui nous est déjà familier et que j’ai défini antérieurement comme « la part du surplus que le capitaliste, qui a procuré le capital, parvient à obtenir pour lui-même en récompense des avances qu’il a consenties » dans un processus productif.
Pourquoi en serait-il ainsi ? Tout simplement parce qu’il n’existe plus dans le monde d’aujourd’hui, et à l’échelle mondiale, qu’un marché unique pour les capitaux : les capitalistes ont la liberté de prêter où bon leur semble et la référence est la part qu’un rapport de force global leur permet d’obtenir des aubaines qui résultent de la générosité de la planète Terre sous la forme de rayons de soleil, gouttes de pluie, sels minéraux dans le sol, pétrole, minerai, etc. une fois cette générosité combinée avec du travail humain ou procuré par des machines. S’il était mis fin à la libre circulation internationale des capitaux, des rendements marginaux du capital nationaux apparaîtraient et deviendraient la norme au sein de chaque nation.
À maturité égale, lorsque des sommes ont été prêtées pour la même durée, et au même niveau de risque de crédit, les taux d’intérêt s’établissent au même niveau, qui n’est autre que le rendement marginal du capital pour une période de cette durée.
Contrairement au crédit à la production, le crédit à la consommation ne génère aucun surplus et les intérêts à verser ne peuvent dans ce cas-ci avoir pour origine une part de richesse nouvellement créée. C’est là la raison pour laquelle l’Église prohibait sous le nom d’usure ce que nous appelons de nos jours « crédit à la consommation », alors qu’elle tolérait que des intérêts soient versés dans le cadre de formules économiques du type métayage où les versements d’intérêts constituent une part de la richesse qui a nouvellement été créée grâce à un prêt ayant joué le rôle d’avances en capital. Mais, comme je viens de le dire, du fait qu’un capitaliste a différentes options d’investissement pour son capital, le rendement du crédit à la consommation s’aligne sur celui des prêts à la production puisque, comme nous le savons, ceux-ci ne sont pas seulement tolérés aujourd’hui mais même valorisés : la fin d’une récession n’est-elle pas ponctuée par des cris de joie « Le crédit à nouveau accordé aux ménages ! »
Comment Keynes se situe-t-il à ce sujet ? Il prend en considération la suggestion que je fais que les taux d’intérêt soient définis par le rendement marginal du capital mais pour l’écarter d’un revers de main. Voyons son raisonnement.
Nous avons bien entendu commencé par supposer que le taux d’intérêt doit être d’une certaine manière déterminé par la productivité – qu’il était peut-être simplement l’équivalent monétaire de l’efficacité marginale du capital, cette dernière étant fixée indépendamment par des considérations d’ordre physique et technique en conjonction avec la demande anticipée. C’est seulement quand cet angle d’approche mena avec une grande régularité à ce qui paraissait un raisonnement circulaire que je tombai alors sur ce qui me semble aujourd’hui être la bonne explication. La théorie qui en résulte, et qu’elle soit vraie ou fausse, est extrêmement simple – à savoir que le taux d’intérêt d’un prêt d’une qualité et d’une maturité spécifiques doit s’établir au niveau qui, dans l’opinion de ceux qui ont la chance de pouvoir choisir entre les deux options – c’est-à-dire les détenteurs de patrimoine – fait s’équivaloir le caractère attirant de disposer d’argent liquide sans affectation particulière ou d’avoir accordé ce prêt (Keynes 1937 ; CW XIV : 212-213).
Cette détermination du taux d’intérêt comme le niveau-seuil où il est également tentant pour un prêteur éventuel de prêter une somme ou de la conserver sous forme d’argent liquide, c’est ce que Keynes appellera : « préférence pour la liquidité », j’aurai l’occasion d’y revenir longuement.
Pourrait-on dire, comme semble le suggérer Keynes, que les vingt grains de l’épi qu’a produits la moisson, comparés au grain unique qui avait été planté à l’origine, relèvent d’un « raisonnement circulaire » ? Et l’hypothèse selon laquelle les intérêts représentent une part du surplus de dix-neuf grains qu’a générés l’activité productive, est-elle, elle aussi, le produit d’un « raisonnement circulaire » ? Il est vrai qu’aucun surplus n’est produit par un crédit à la consommation, mais j’ai expliqué pourquoi il s’agit alors d’une anomalie, dont nos aïeux étaient d’ailleurs conscients. Mais quid de l’action (share en anglais, ce qui veut dire « part ») qui donne droit à des dividendes conçus précisément comme part dans les bénéfices d’une société ?
Si le rendement marginal du capital échoue à être l’étalon des taux d’intérêts, quel est-il ? La « préférence pour la liquidité » affirme Keynes. Nous allons voir ce qu’il faut en penser.
(à suivre…)
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Keynes, John Maynard, ‘Alternative Theories of the Rate of Interest’, juin 1937 in Collected Works XIV : 201-15
J’ai l’explication : https://www.francebleu.fr/emissions/circuit-bleu-cote-saveur-avec-les-toques-en-drome-ardeche/drome-ardeche/circuit-bleu-cote-saveurs-avec-les-toques-de-drome-ardeche-102