L’« ÉCONOMIE INFORMELLE DE SURVIE » A DE L’AVENIR, par François Leclerc

Billet invité. Article paru dans LA TRIBUNE du 14 au 20 mars.

Méconnue, l’économie informelle est en plein développement dans une Europe où elle aide à atténuer une crise installée pour durer. Les appellations ne manquent pas pour désigner une économie qui recouvre des activités de nature hétérogène, faisant de celle-ci un véritable fourre-tout. Elle est qualifiée de souterraine, parallèle, de l’ombre, ou bien encore grise ; mais s’en tenir au qualificatif plus neutre d’économie informelle – comme elle est dénommée dans les pays émergents et en développement – évite les faux-sens et se contente d’exprimer ce que les activités qui y sont rangées ont de commun : ne pas être formelles, c’est-à-dire régentées par l’État.

Certaines sont criminelles, comme le trafic de drogue, ou frauduleuses, comme la contrefaçon, mais d’autres correspondent aux besoins élémentaires de la survie ou bien recouvrent le travail domestique non rémunéré. Mais elles sont le plus souvent mises dans le même sac et exclusivement présentées comme relevant du code pénal.

Pour compléter ce tableau, l’informalité permet d’échapper aux contrôles et aux taxes de l’État aussi bien « en haut » qu’« en bas » de l’échelle sociale, à cette nuance près que l’évasion fiscale sous toutes ses formes est principalement l’apanage des riches et le travail au noir pour l’essentiel celui des pauvres. La palme revient toutefois à la « shadow economy » (l’économie de l’ombre) et aux paradis fiscaux, cet univers financier opaque qui est lui aussi partie intégrante de l’économie informelle.

Omniprésente dans l’autre partie du monde, l’informalité de survie se développe désormais dans les pays développés où elle n’a jamais cessé d’exister. Elle exprime une exigence nouvelle, quand l’État n’est plus la solution mais devient le problème. La diminution du taux d’emploi et de la protection sociale, l’augmentation des taxes et impôts ainsi que la baisse des revenus salariaux et des retraites contribuent à son essor. Il faut bien vivre, et la débrouillardise est la dernière ressource disponible, accompagnée de solidarités familiales et de voisinage, de coups de mains donnés et rendus, de dons et de trocs. C’est particulièrement le cas dans les pays où a été imposée une forte rigueur budgétaire impliquant des diminutions des salaires, des pensions de retraite et des indemnités de chômage, des coupes dans les budgets de la santé, de l’aide sociale et de l’enseignement, et où le chômage a grimpé en flèche. Les petits boulots au noir, les services gratuits de toutes natures pour se nourrir, se vêtir, se soigner, et même se former font alors office d’amortisseur social. À tel point que l’économie informelle dont des millions de personnes dépendent pour leur survie représente, au même titre que la solidarité familiale, les aides de l’État et des ONG, un « antidote contre de possibles rébellions sociales » pour le syndicat des inspecteurs du budget espagnol, qui sont aux premières loges… La combattre créerait « une grande instabilité sociale » s’inquiétait-il le mois dernier, faisant également remarquer que les deux tiers des revenus tirés des activités informelles étaient dépensés dans l’économie formelle… Dès 2009, une étude de la Deutsche Bank (1) avait mis en évidence qu’elle était dans son ensemble un rempart à la crise, incluant dans son analyse le travail au noir, dont les statistiques continuent de gonfler en Europe, ainsi que le travail dissimulé qui prospère avec le développement des stages en entreprises.

L’informalité de survie a aussi pour origine l’accentuation des inégalités, hier qualifiées de « fracture sociale ». Loin d’avoir été réduite, cette dernière s’est depuis élargie et pourrait avoir atteint un point de non-retour, devenue structurelle comme disent les économistes pour signifier d’un phénomène qu’il est irréversible. Larry Summers – cet artisan de la dérégulation financière américaine, ancien secrétaire au Trésor de Bill Clinton et ex-chef du Conseil économique de Barack Obama – n’est pas loin de le penser, voyant dans l’inégalité une issue majeure. Après avoir défrayé la chronique en annonçant « une stagnation séculaire », il prédit la poursuite du creusement des inégalités au-delà de cette lointaine fin… Sans surprise, le thème des inégalités est parcouru par Joseph Stiglitz, James Galbraith et Thomas Piketty. Le dernier Forum de Davos s’en est également emparé, dans la lignée du constat effectué dès octobre 2011 dans un dossier de l’hebdomadaire « The Economist ». L’évolution du chômage n’y est pas étrangère, et pour le mesurer, l’évolution du taux de participation au travail fait désormais référence pour la Federal Reserve américaine, exprimant le rapport entre la population en âge de travailler et celle qui occupe un emploi. Il est redescendu au niveau de 1978, soit 62,8 %, en chute depuis le début de la crise (2), et ce ne serait qu’un début, si l’on en croit la chronique de Martin Wolf titrée « Asservir les robots et libérer les pauvres » (3) dans le Financial Times. Il prévoit en effet la poursuite des pertes d’emploi à cause des progrès de la robotisation et de l’avènement de machines intelligentes, ainsi que des inégalités car ce sont les emplois les moins qualifiés qui vont le plus vite disparaître. Pour cette raison, il préconise une redistribution des revenus et des richesses et va jusqu’à proposer « le versement d’un revenu de base à tout adulte »…

Sur un tout autre registre, Christophe de Margerie, le PDG de Total, a cherché à provoquer lors du dernier Forum de Davos en déclarant que « l’Europe devrait être reconsidérée comme un pays émergent ». Toutefois, n’y a-t-il pas une part de vérité ? Le développement des inégalités et de l’informalité n’est pas seulement un effet de la crise économique en cours, mais il correspond à une nouvelle dimension de la mondialisation jusque là ignorée. Déroutante, elle fait se rapprocher les sociétés des pays émergents de celles des pays développés, par delà toutes leurs différences. La « tiers-mondisation » de nos sociétés qui en découle n’est pas un phénomène conjoncturel mais se présente comme durable, comme dans les sociétés émergentes où, si la pauvreté extrême diminue, les inégalités continuent de prospérer (deux notions trop souvent confondues). Une fois admis, ce phénomène incite à faire appel aux compétences d’économistes du développement, à celles de sociologues et d’anthropologues, afin de mieux appréhender l’évolution de nos sociétés développées; à les observer en chaussant d’autres lunettes que celles d’économistes qui ne voient dans l’informalité qu’une anomalie car elle ne correspond pas à leurs normes. Pourtant, celle-ci se développe et s’installe lorsque les ruptures sociales deviennent pérennes dans les pays où l’Etat prétend régner sans partage.

Un phénomène de cette ampleur ne pouvant toutefois pas être totalement ignoré, des économistes se posent la question de savoir comment le résorber, d’autant qu’il représente un important manque à gagner fiscal. Dans l’air du temps, la tendance est souvent de n’y voir que le résultat du poids trop important de la fiscalité et du carcan des règlementations – qui incite à ne pas y souscrire, ni à les respecter – avec comme corollaire qu’il suffirait pour réduire l’informalité de « libérer le marché officiel de ses entraves », ainsi que le préconise par exemple l’Institut Molinari, un think tank ultra-libéral de Bruxelles. Il est à craindre que cette vue soit réductrice et le remède inopérant.

L’économie informelle est un monde en soi, régi par ses codes et règles propres, ce qui implique qu’elle soit étudiée en tant que telle, et non pas traitée comme une déviance. Ainsi, les sociétés formelles et informelles se côtoient dans les pays émergents, chacune menant sa vie de son côté. Les riches se regroupent et s’enferment de plus en plus pour se protéger, ceux d’en haut ignorent ceux d’en bas. Mais, lorsqu’il s’agit de leurs activités, ces mondes sont étroitement imbriqués l’un dans l’autre (les femmes de ménage non déclarées en sont une illustration). Il en va de même lorsque l’on veut étudier le système financier : on ne peut traiter comme parties séparées le monde régulé et celui qui ne l’est pas (la shadow economy), car ils ne forment qu’un.

Le mélange des genres est souvent rencontré dans l’économie informelle. Sa double nature été plus particulièrement étudiée dans le cas de l’économie du cannabis : ce commerce illicite enfreint la loi, mais il contribue à la survie dans des banlieues où la fracture sociale est ouverte, où de nombreuses familles en vivent et où le chômage des jeunes atteint 40 %. En France, ce secteur mobiliserait ainsi quelque 100.000 personnes, depuis les guetteurs jusqu’aux grossistes. Un phénomène non sans similitude frappante avec les quartiers déshérités des mégapoles du tiers-monde où des organisations en marge de la loi jouent un rôle fonctionnel. On en vient à parler de « zones de non-droit » en Europe, mais ne devrait-on pas parfois constater jusqu’à l’exercice d’un véritable « double pouvoir » ?

Afin de s’adapter à nos sociétés en crise, mais aussi de renouer avec la vie collective, de nouvelles activités et pratiques se développent, regroupées sous l’appellation générique d’économie du partage. Elles représentent des tentatives de recréer du « lien social » dans des sociétés marquées par l’individualisme et, dans certains cas, de sortir de la sphère des échanges marchands. Étant de la même famille, les activités informelles de survie ne mériteraient-elle pas à ce titre d’être à encouragées ? Devant les carences de l’État, la société civile a pris l’initiative de s’organiser au travers d’un vaste réseau d’organisations non gouvernementales et d’associations caritatives. Aboutissant à la réduction des programmes sociaux et de santé, la crise en cours pourrait imposer la reconnaissance du rôle de l’économie informelle de survie et le respect de son caractère singulier. Dans les pays les plus touchés par la crise économique et sociale, les gouvernements sont dans l’immédiat pris entre deux impératifs contradictoire les conduisant à fermer les yeux ou à faire la chasse aux rentrées fiscales…

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(1) Financial Times, 28 décembre 2009.
(2) Bureau of Labor Statistics/Fed St Louis.
(3) Financial Times, 11 février 2014.

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