« Responsable, mais pas coupable » et « Le lampiste est le vrai coupable », par Michel Leis

Billet invité.

Au-delà de l’aspect juridique de l’affaire, de la glose des attendus du jugement, il me semble que l’affaire Kerviel illustre surtout un mode de fonctionnement de plus en plus généralisé dans notre société. Il offre aux élites dirigeantes la possibilité d’invoquer en toutes circonstances cette double argutie qui prend toutes les allures d’un rituel : « Responsable, mais pas coupable »[i] et « Le lampiste est le vrai coupable »[ii].

Au-delà du plafond de verre qui caractérise la plupart des grandes organisations se trouvent des dirigeants qui partagent quelques travers dans leur mode de décision. En particulier, le refus de rentrer dans la complexité et le « benchmarking »[iii] érigé comme principal critère de décision sont des modes de fonctionnement extrêmement répandus. Il faut faire aussi bien que ‘X’, réaliser 2% de mieux que ‘Y’, avoir une rentabilité sur capitaux propre au moins supérieure à celle observée chez ‘Z’ (ici, vous pouvez placer le nom des principales références utilisées dans votre secteur d’activité). L’enseignement des grandes écoles, les colloques et conférences, les experts et autres cabinets d’audit ne sont plus que des espaces où se répètent ad nauseam des stratégies considérées comme des exemples parfaits de réussite. C’est dans ces espaces que se construisent les normes de production et de profit, c’est-à-dire l’élévation de quelques réussites spécifiques au rang de dogme.  

Évidemment, l’application de ces stratégies ne va pas sans quelques difficultés, en particulier, quand la direction générale échoit à ces quelques « super managers » qui font leur carrière d’entreprises en entreprises, de secteurs en secteurs, et dont la compétence réside surtout dans leur capacité à vendre le discours de manière convaincante tout en ignorant les réalités profondes des entreprises qu’ils gouvernent.

Les cadres du middle management qui ambitionnent de passer le plafond de verre doivent montrer une capacité certaine à décliner ces stratégies en objectifs dans leurs services respectifs et à simplifier une image complexe pour le plus grand bénéfice de leur hiérarchie. Peu importe que ces objectifs soient parfois au-delà des limites de la faisabilité, que la simplification à l’extrême cache les risques, c’est dans sa capacité à appliquer le dogme sans le remettre en cause qu’un individu soucieux de sa carrière peut espérer se faire remarquer. Si l’objectif est atteint, tant mieux. S’il n’est pas atteint, dans la mesure où toutes les précautions ont été prises pour pouvoir invoquer la faute d’autrui, alors les chances de promotion restent intactes. Le principe de Peter (toute personne est promue jusqu’à atteindre son seuil d’incompétence) n’est plus de mise, mais reste un alibi commode : il laisse croire que la promotion peut encore être affaire de compétences là où elle ne relève plus que du respect du dogme.

Pour ceux qui sont en dessous du plafond de verre et qui doivent atteindre ces objectifs, la tentation est grande de jouer avec les règles, de se laisser aller à la tricherie. Après tout, quelle différence entre le commandant de bord d’une compagnie low-cost qui triche un peu avec les calculs pour embarquer une réserve de carburant inférieure au minimum réellement requis, aux voitures immatriculées sur stock par un concessionnaire désirant toucher des primes annuelles d’objectifs et un Kerviel qui réalise des opérations en trichant avec les limites imposées par la hiérarchie. En réalité pas grand-chose, tout le monde finit par prendre des libertés avec la réalité, ce n’est qu’une question d’échelle. Si à ma connaissance aucun avion d’une compagnie low-cost ne s’est encore crashé suite à un calcul trop optimiste (ce n’est à mon avis qu’une question de temps), il n’en va pas de même dans d’autres domaines. Il y a pléthore de concessions automobiles qui ont déposé le bilan avec des stocks de voitures immatriculées et sans clients. Le monde de la finance est propice à ces dérives, la complexité des opérations et leur nombre sont autant de facteurs multipliant les possibilités de s’affranchir de la réalité. Kerviel à force de tricher perd tout sens de la mesure tout en espérant être remarqué de la hiérarchie par des résultats exceptionnels, ce qui traduit une profonde incompréhension des règles du jeu : à l’heure du jugement dernier (l’évaluation annuelle), le respect du dogme compte plus que les résultats.

Ce type d’attitude finalement très répandu quand l’on observe attentivement le monde qui nous entoure justifie pleinement l’invocation de cette autre partie du rituel : « Le lampiste est le vrai coupable ». Lui seul prend des libertés avec la réalité, s’affranchit des règles, triche avec les procédures de contrôle. Le jour où les choses tournent mal, il sera toujours facile de plaider la bonne foi (nous respectons les règles communes…), de pointer ces tricheries, d’argumenter que les procédures de contrôle existent, même si elles sont perfectibles. Au fond, que les objectifs assignés aux individus ou aux centres de profit soient une incitation permanente à prendre des libertés avec la règle importe peu, alors que remettre en cause les objectifs assignés à ces mêmes individus serait intolérable pour le système. Invoquer le rituel permet d’échapper à la culpabilité.

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[i] Célèbre citation de Georgina Dufoix invoquée pour sa défense dans l’affaire du sang contaminé

[ii] Titre d’une nouvelle de Boris Vian dans son « Traité de civisme » 

[iii] C’est-à-dire le référentiel constitué par les stratégies des concurrents

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