Billet invité
J’ai écrit deux billets sur l’Affaire Kerviel : « Un rapprochement Kerviel/Dreyfus a-t-il un sens » et « L’Affaire, avec ou sans Jérôme Kerviel« .
Pour sa part, Paul Jorion a écrit toute une série de billets sur le sujet depuis 2008, comme il le rappelle dans sa vidéo récente.
Deux jours après l’arrêt de la Cour de Cassation, je voudrais donc faire le point sur l’Affaire, pour tenter d’y voir clair, entre les déclarations tonitruantes des uns, le silence des autres et les points de cet arrêt et ses potentielles suites juridiques.
On peut commencer comme Paul par rappeler que Kerviel n’est pas innocent. Il ne le prétend pas lui-même d’ailleurs et je partage l’analyse de Paul quant à sa vision ‘bourdieusienne’ des habitus manquants de Kerviel, qui lui auraient certainement permis soit de ne pas s’exposer sans assurances d’avoir été couvert par sa hiérarchie, soit de décrire le contexte comme aurait dû le faire un véritable ‘insider’, voir même de négocier sa sortie proprement avec la banque sans risque de passer trois ans en tôle.
Il n’est pas innocent parce qu’en tant que trader, il sait très bien que sa profession ne lui permet pas de se présenter ainsi, d’un point de vue éthique s’entend. En ce sens, Kerviel est un magnifique coupable pour la Société Générale (SG) : trader impliqué jusqu’au trognon de l’âme comme rarement le sont les traders pour ce qu’ils font, tout en conservant cette part de culpabilité nécessaire qui permet à la banque de lui faire porter la croix sans que cela ne vienne à l’esprit de Kerviel que cette croix est aussi celle que tous se refusent de porter, et pour cause. On rejoint ainsi ici l’analyse sociologique qui fait de Kerviel le rivet parfait pouvant sauter n’importe quand, et qui sautant pourrait s’accuser d’avoir fait prendre le risque de faire couler le navire quand celui-ci est un risque en soi : un trader ‘normal’ aurait commencé par nier, puis par impliquer tout le monde, puis éventuellement par sortir des éléments ‘gênants’ pour la banque. Je suis même certain que Kerviel avait été ‘profilé’ par la SG comme l’élément pertinent pour effectuer le boulot qu’il fit.
Mais Kerviel est aussi coupable – et ce quelle que soit la culpabilité de la banque – de faux et d’usage de faux, d’introduction dans un système informatique et surtout d’abus de confiance. Ce qu’il n’a jamais nié et ce pourquoi il est jugé définitivement coupable au pénal avec trois ans de prison ferme à la clef et deux ans avec sursis.
Mais Kerviel est innocent de ce dont on l’accuse, à savoir qu’il est le SEUL coupable, et il le restera tant qu’un élément nouveau permettant un procès en révision ne viendra pas casser le jugement définitif de la Cour de Cassation. Le procès de la culpabilité du système bancaire ne sera donc jamais instruit, celui de la spéculation, avec ou sans limites, non plus, de la rapacité et de la voracité des banques pas davantage. On ne tirera donc, du moins officiellement, aucun autre enseignement que celui-ci : l’individu, seul, est une menace pour le système. Mais le système n’est aucunement une menace, ni pour la société, ni pour les individus.
Alors certes, la banque fut condamnée par l’ACP (Autorité de Contrôle Prudentielle), et ce dès 2008 (quelques mois après l’émergence de l’Affaire), mais elle le fut pour négligence. Non pas envers la société dans son ensemble mais bien pour ne pas avoir suffisamment contrôlé son salarié. Qu’à cela ne tienne : les banques institueront alors des systèmes de contrôle plus poussés, leur permettant de se dédouaner non pas de ce qu’elles font (la spéculation sans limites) mais bien de leur responsabilité en tant qu’employeurs.
Beaucoup de partisans de Kerviel ont crié ‘victoire’ lors de l’énoncé de l’arrêt de la Cour de Cassation, prenant appui sur le fait que pour la première fois, une décision judiciaire n’était pas totalement en défaveur de Kerviel.
Ils ont raison : pour Kerviel, c’est une victoire. Car la cassation de la partie civile lui permet de ne pas être assujetti à l’absurde peine à une dette à vie, lui ôtant même toute possibilité de pouvoir subvenir à ses besoins dignement.
La Cour de Cassation a donc ‘logiquement’ cassé cette partie, sur laquelle pouvait peser une condamnation de la CEDH (Cour européenne des droits de l’homme), certes sans effets en droit mais qui aurait néanmoins fait mauvais genre. Surtout, elle a tiré partie de la jurisprudence pour forcer à intégrer dans l’évaluation par les juges de fond la part des fautes de chacun dans les dommages causés, y compris de la victime, quand celle-ci y concourt. Or, et la Cour de Cassation le rappelle, la victime (la SG) y a concouru puisqu’elle fut reconnue responsable et coupable de… négligences par l’ACP. Ce faisant, il lui apparaît donc logique de casser la partie civile de la condamnation (lire le communiqué de la Cour et l’analyse de l’arrêt par Bruno Dondero)
Pour autant, l’arrêt est très clair : seule la partie civile est cassée et la partie pénale est maintenue intacte, en tous points (« toutes autres dispositions étant expressément maintenues »). En conséquence, comme la condamnation est définitive sur la partie pénale, notamment sur l’abus de confiance, seule la responsabilité de la SG du fait de ses négligences sera évaluée afin de déterminer sa part dans la production des dommages. Soit la part qui lui incombe sur les 4,9 milliards d’euros.
Deux points me paraissent essentiels : d’une part l’impossibilité, sauf faits nouveaux, de remettre en cause l’abus de confiance de la SG par Kerviel et d’autre part l’énoncé que « la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans une mesure dont l’appréciation appartient souverainement aux juges du fond ».
Le procès en appel ne pourra donc pas porter sur l’abus de confiance (partie centrale de la culpabilité de Kerviel) et seulement sur la mesure de la responsabilité des auteurs : en aucun cas sur la culpabilité, qui relève de la chose jugée. Et quand bien même une telle approche serait adoptée par le défendant, la SG objecterait immédiatement justement de la chose jugée, si nécessaire en portant le jugement devant la Cour de Cassation si la Cour d’appel devait en juger autrement.
Cela ne peut donc être qu’une victoire pour Kerviel, pas pour la justice, pour les raisons déjà évoquées concernant l’incongruité de la peine au civil, équivalant pour Kerviel à une véritable mort civile mais sutout à le reconnaître comme seul fautif dans les dommages causés : avec ce jugement, la SG est reconnue une seconde fois responsable des dommages ‘subis’. Car il ne faut pas non plus oublier que la SG a déjà été condamnée par l’ACP à une amende dite ‘record’ (4 millions d’euros) à l’époque pour négligences, ce qui d’ailleurs a servi de fondement pour casser le jugement en appel. La SG est donc bien responsable et a été condamnée en conséquence, au civil, mais n’a pas été reconnue coupable.
Depuis 2008 donc, soit quasiment le début de l’Affaire, la SG est responsable mais pas coupable. La Cassation ne viendra que modifier, au sein des 4,9 milliards d’euros, la somme qu’il incombera à Kerviel ou à la SG de règler : en quoi est-ce une victoire ? Même pour Kerviel, en supposant que la SG soit reconnue responsable à 90 %, il lui restera toujours 490 millions d’euros à rembourser à la SG…
À moins que la Cour d’appel ne reconnaisse la SG totalement responsable des dommages produits (si on suit peut-être les articles 1383 et 1384 du Code Civil : – « Chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence. » – « On est responsable non seulement du dommage que l’on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l’on a sous sa garde. »), même au civil, cela ne peut être in fine une victoire, même pour Kerviel.
Maintenant, reste un point qui est évoqué par Paul, comme une possibilité pour la défense de Kerviel de démontrer qu’il n’a pas abusé de la confiance de la SG, au travers d’une expertise indépendante. On voit mal cependant la défense de la SG donner droit à ce type de requête autrement que sur la négligence de la SG, d’autant mieux que cette défense pourra s’appuyer sur la force de la chose jugée sur le tout le reste. Mais, en supposant qu’une telle expertise soit permise, si celle-ci vient à analyser autre chose que la négligence de la SG, ses résultats seront immédiatement attaqués en nullité et si nécessaire en Cassation si ils sont acceptés.
En supposant néanmoins qu’une telle expertise puisse être acceptée et donner lieu à de telles analyses malgré la chose jugée, on voit bien combien les chances de prouver que Kerviel n’a pas abusé de la confiance de la SG et que la SG est aussi coupable est extrêmement réduite, en l’absence d’éléments nouveaux qui ne proviendraient pas de cette nouvelle procédure : nouvelles preuves, nouveaux témoignages.
On peut donc dire que le combat continue pour Kerviel, qui a déjà réussi à faire valoir que la responsabilité de la SG était bien supérieure en termes de dommages produits que les 4 millions d’euros auxquels elle a déjà été condamnée. Mais Kerviel restera, jusqu’à preuve du contraire, reconnu comme coupable et seul coupable. Et la SG, victime, certes responsable, mais victime.
Dès lors et en dehors de l’aspect purement individuel pour Kerviel, l’Affaire, elle, ira en liquidation, à savoir continuera jusqu’à ce que la SG et Kerviel fassent valoir leurs droits respectifs dans la définition par la justice de la quotité de responsabilité de chacun dans les dommages produits. Cela pourra prendre encore quelques années. Mais l’essentiel sera terminé.
L’essentiel, c’est d’avoir permis à la SG d’avoir trouvé le fusible nécessaire pour faire face à la crise des subprimes, qui aurait pu l’envoyer au tapis, pour une raison simple : si Kerviel n’avait pas « abusé de la confiance de la SG », il aurait bien fallu que la banque soit aussi reconnue coupable. Or, qu’une banque soit ‘négligente’ est déjà en soi un signe inquiétant pour ses clients, mais que celle-ci devienne coupable signifierait, a fortiori en 2008, sa mort.
On l’a oublié, mais des banques sont allées au tapis par effondrement du cours de leur action et certaines n’ont dû leur ‘survie’ qu’à leur nationalisation par la puissance publique, comme la RBS en Angleterre à la même époque. Sans Kerviel, la SG aurait certainement dû être nationalisée. Ses actionnaires pourront lui envoyer des colis en prison pour le remercier…
Le 1,14 milliard d’euros, en regard, est un ‘bonus’ qu’heureusement l’administration fiscale, qui sait être bienveillante en ces cas si douloureux, sait octroyer généreusement : rien, finalement, au regard de ce qu’aurait dû recapitaliser l’État si il avait dû nationaliser la SG avant effondrement. Quelque part, Kerviel est une figure christique : il s’est sacrifié sur l’autel judiciaire pour racheter nos impôts à tous… ou, dans les termes utilisés par Paul : « l’État repasse en douce la responsabilité du déni de justice au contribuable et à l’amour que celui-ci porte à ses sous ».
Ainsi, l’Affaire, comme dans les liquidations judiciaires, ira au procès en appel comme une entreprise va au Tribunal de commerce dans ces cas là, pour évaluer les quelques ‘actifs’ qu’il lui restera à ‘céder’ face aux ‘créanciers’ que nous sommes : la part de ‘responsabilité’ de la SG, face à l’immense créance que nous avons sur ce système ahurissant de spéculation mortifère et sans limites enrichissant les toujours plus riches, lesquels seront toujours ‘Too Big To Jail’ (Trop Gros pour aller en Prison).
À ce compte là, il est certain qu’à la clôture de la liquidiation, on aura aussi liquidé nos espoirs de mettre en faillite ce système.
Des singes sans bananes!