“Notre classe politique est déconnectée de la réalité” (lien correct !), un entretien avec Vincent Slits
Dans un précédent ouvrage, Paul Jorion, économiste, essayiste, chroniqueur au journal “Le Monde”, prédisait l’agonie du capitalisme. Nous l’avons rencontré.
Vous tablez sur la fin du capitalisme. Pourtant on a le sentiment que le système capitaliste s’est relevé de la crise de 2008 ?
C’est vrai : le capitalisme a eu jusqu’ici une capacité à survivre à ses crises les plus aigües. Mais le système capitaliste – c’est sa définition même – est une machine à exiger des intérêts. Cela a débouché sur une concentration aujourd’hui inédite du patrimoine. Dans le prix final demandé au consommateur pour l’achat de n’importe quel bien, la part des intérêts exigés dans la chaîne capitalistique est devenue de plus en plus importante. Il y a une limite à cela. Alors que le système capitaliste présente déjà ses propres inconvénients, on y a ajouté, à la fin du 19e siècle, une source supplémentaire de concentration de la richesse : la spéculation.
Pour vous, cette spéculation est en train de miner le système capitalistique?
Oui, le système capitaliste était peut-être viable en soi mais il a été gangréné par la spéculation. La spéculation n’est rien d’autre que des paris : c’est sa définition en droit. L’un va perdre, l’autre va gagner. La spéculation ne détruit pas immédiatement le système capitaliste et l’économie de marché s’il y a en plus des ressources énormes que l’on va pouvoir se partager pour payer le résultat des paris perdus. Les deux parieurs, le gagnant comme le perdant comptaient peut-être sur la somme pariée pour rembourser des dettes préexistantes. La spéculation est très facile à observer : un risque a été créé qui n’existait pas auparavant.
Rien n’a-t-il changé après la crise des subprimes ?
Si, ce qui a changé, c’est que ce monde que l’on pouvait piller sans trop faire attention n’existe plus. Aujourd’hui de très nombreuses ressources naturelles sont de plus en plus rares (le pétrole, les terres dites « rares » précisément, etc.).
Parleriez-vous de démission des États par rapport au monde de l’argent?
En février 2009, juste après l’écroulement de septembre 2008, un cabinet d’étude français s’est intéressé aux solutions qu’il faudrait apporter. Il a examiné les options possibles et a réparti par rapport à elles un certain nombre d’experts reconnus : reconstruire le système à l’identique, le modifier en profondeur mais en restant dans le cadre d’une économie de marché et capitaliste, le modifier de manière drastique pour en faire un système différent, être incapable de le sauver et aboutir à quelque chose d’entièrement neuf. Aucun des spécialistes dont l’opinion avait été retenue – j’en faisais partie – n’avait recommandé de reconstruire le système à l’identique. Qu’est-ce que nos gouvernements ont immédiatement choisi comme approche ? Celle-là !
La situation est-elle en 2013 plus explosive qu’en 2008 ?
On nous dit que les choses vont mieux car la croissance est de 0,2 ou 0,3%. C’est vrai que la croissance n’est pas négative et que nous ne sommes donc pas techniquement en récession. En Europe, nous avons la règle d’or qui stipule que la dette et le déficit annuel des États doivent rester en-deça de certains chiffres. Supposons que les États empruntent à un taux moyen sur l’ensemble de 3%, ce qui n’est pas un chiffre excessif. Mais cela signifie que le déficit et la dette augmentent si la croissance économique est inférieure à ce taux moyen de financement de la dette. Avec 0,3%, nous sommes donc très loin du compte et la situation s’aggrave inexorablement. En 2007, nous n’étions pas conscients de la fragilité globale du système. Cela a changé, mais notre initiative la plus audacieuse consiste à faire baisser les salaires dans un contexte de pouvoir d’achat déjà insuffisant. Au moment où les banques s’écroulaient en 2008, on a parlé à propos de certaines de “too big to fail”. La solution était évidente : il fallait démanteler ces géants financiers afin d’empêcher qu’un problème ponctuel n’entraîne la chute de tout le système financier. Est-ce qu’on l’a fait ? Non. Pourquoi ? Parce que les banques qui étaient visées ont empêché que cela ne se fasse. On a dit : “On va trouver autre chose : on va augmenter les réserves pour ces banques”, entre 1 et 2,5% supplémentaires. Les banques ont dit “Non, cela nous empêcherait de prêter aux particuliers et aux entreprises ”. Mais quand on regarde l’argent qu’elles prêtent effectivement, on voit, comme en France récemment, que les prêts réellement économiques ne représentent que 30 à 40%, le reste c’est de la spéculation.
Fallait-il sauver les banques?
Oui bien sûr, on n’avait pas le choix….
Faut-il effacer tout ou partie de la dette des États ?
C’est ce que je propose depuis 2010 : il nous faut un plan Gutt à l’échelle de l’Europe à l’instar de ce qui s’est passé en Belgique en 1944. Je ne sais pas s’il fallait créer la zone euro mais il est trop tard pour faire machine arrière : cela coûterait beaucoup trop cher. Mais la zone euro est aujourd’hui totalement déséquilibrée. Il faudrait mutualiser les dettes de tous les États qui appartiennent à la zone au cours d’un week-end. Et restructurer la dette commune sur la base des finances existantes : les détenteurs de dette en euros se verraient offrir X centimes de l’euro. Celui-ci serait alors dévalué de fait et l’on pourrait repartir sur une base plus saine. L’histoire l’a montré : un système économique fondé sur la dette ne peut fonctionner à long terme que s’il y a périodiquement annulation de la dette. La différence essentielle entre 1929 et 2007 ? En 1929, les super riches ont perdu énormément d’argent, ce qui a facilité à terme une relance de l’économie. Après 2007, les super riches n’ont pas été affectés, et la concentration de la richesse s’est même accélérée. Quand les États sont intervenus pour sauver la finance, ils ont réglé la note de toutes les sommes dues, y compris les paris spéculatifs : ils n’ont pas fait la différence.
Le politique est-il dépassé par ces évolutions?
Selon un sondage récent réalisé auprès de milliers de jeunes Français : 90% estiment que “C’est la finance qui dirige le monde”. Ces jeunes Français n’ont plus le sentiment d’être représentés par des partis, ni à droite, ni à gauche. « Le Monde » titrait : “Les jeunes veulent en découdre”. Quand on leur pose la question de savoir si un mouvement comme mai 68 est possible aujourd’hui, 61% des jeunes Français disent qu’ils seraient prêts à y participer. Ces sondages sont révélateurs d’un état d’esprit et font le portrait d’une nation. Notre classe politique est complètement déconnectée de la réalité. Et quand les instances dirigeantes ne peuvent plus prendre de décisions ou donnent le sentiment de ne plus pouvoir les prendre, c’est typique des climats prérévolutionnaires. Cela nourrit les nationalismes et les courants autoritaires.
Partie II
Une situation à la “Mad Max”
Est-ce que le système capitaliste va s’écrouler et avons-nous un plan B ?
Il faut bien voir que les deux questions ne sont pas liées. Par exemple l’empire romain s’est écroulé et il n’y avait pas de plan B. Je pense personnellement que le système capitaliste est en train de s’écrouler et que d’ici 10 ou 15 ans la situation sera alarmante. Et il n’y a pas que la finance bien entendu : l’environnement est déjà très endommagé, et nous sommes dépassés par la complexité qu’ont introduite les ordinateurs. Les fragilités du système sont telles qu’il est difficile de dire d’où viendra l’étincelle. On se rend compte aujourd’hui que pour qu’un système “économie de marché – libéralisme – capitalisme” puisse marcher, il faut beaucoup de circonstances très favorables. Le talon d’Achille, c’est le maintien de la spéculation dans un cadre économique qui n’est plus assez riche pour la supporter. Nos ressources naturelles sont de plus en plus limitées : les tensions vont se généraliser pour les contrôler. On risque d’arriver à une situation à la “Mad Max” où l’on se dispute le dernier camion citerne de carburant. On est dans une situation d’autodestruction…
Que faudrait-il faire de plus urgent?
La première chose, c’est interdire la spéculation qui était une prédation que le capitalisme pouvait supporter dans sa phase de pillage de continents inexploités et qu’il ne peut plus se permettre aujourd’hui. Que l’on ne me dise pas que c’est impossible puisque la spéculation était interdite en Belgique jusqu’en 1867. Ce qui été défait peut être refait. Interdire la spéculation dans un pays, c’est y faire revenir au moins 40% de ses ressources économiques. Il faut évidemment avoir un cadre pour absorber le retour d’une telle richesse, par exemple en empêchant qu’elle ne vienne créer une bulle dans l’immobilier. Au lieu de mettre en place l’austérité, il faut au contraire augmenter les salaires : la Belgique a la chance d’être protégée contre certains effets de la crise par l’indexation. On m’objectera que cela ferait monter le prix des marchandises. Ce serait le cas si on maintenait les dividendes aux actionnaires et les rémunérations extravagantes des grands patrons au niveau actuel. Mais il n’y a pas de raison que les sacrifices en période de difficulté soient toujours exigés des plus pauvres. Actuellement, les 85 personnes les plus riches du monde se partagent le même patrimoine que les 3,5 milliards les moins riches. Un extra-terrestre qui arriverait sur Terre dirait : “Comment voulez-vous qu’un tel système marche : il me semble condamné !”.
J’ai trouvé le point où Jorion et Thom divergent concernant PSI. C’est tout à la fin du chapitre XI :…