Pourquoi ni le désespoir ni le découragement ne sont de rigueur face au soliton ?, par Cédric Chevalier

Billet invité.

Certains amis du blog de Paul Jorion, dont de nombreux contributeurs réguliers, peuvent ressentir, ressentent régulièrement pour certains, un profond découragement, voire un noir désespoir, face à la situation de l’Humanité et à l’évolution de cette situation aujourd’hui et demain (ce que Paul Jorion appelle le soliton) (1). Ces sentiments les accablent quand ils croient constater l’insignifiance de leurs réflexions, de leurs débats, de leurs textes, de leurs actions, et, plus globalement, l’absence manifeste de forces correctrices ou réparatrices significatives à l’échelle de l’Humanité.

Ces émotions s’expriment plus prosaïquement peut-être, par un coup de gueule, une absence prolongée des débats, un pessimisme exacerbé, une confidence découragée. Mais derrière, se cache ce « à quoi bon » devant les problèmes gigantesques qui nous menacent à moyen ou long terme en tant qu’espèce et en tant qu’individus. (2)

Le désespoir et le découragement sont bien entendu des sentiments qui accompagnent l’être humain depuis longtemps. Combinaisons d’émotions dites fondamentales comme la peur, la colère, la tristesse et la joie (tiens, avez-vous remarqué que trois d’entre elles sont négatives ?) (3), elles émaillent nos existences depuis longtemps, plus souvent chez certains que d’autres. Elles sont consubstantiels à une certaine forme de conscience. En effet, une fourmi ressent-elle du découragement quand elle voit la taille de la feuille qu’elle va devoir transporter ? Ressent-elle du désespoir lorsqu’elle tombe dans le piège d’un prédateur ? A-t-elle seulement conscience d’exister et d’être menacée, au-delà de ses automatismes génétiques ? Dans l’absolu, nous ne le saurons peut-être jamais. Mais nous avons des raisons scientifiques de penser qu’une fourmi ne ressent pas d’émotions complexes comme le découragement et le désespoir.

A l’autre extrême du règne animal, chez le chien, et chez notre proche parent le chimpanzé, les expériences scientifiques accumulées tendent à démontrer la capacité à ressentir des émotions complexes. On peut aujourd’hui penser que le chien et le chimpanzé peuvent ressentir dans certains cas une forme de désespoir, et parfois, une forme de découragement (certains animaux restent près du cadavre de leurs congénères ou se laissent mourir).

Face à ce désespoir ou à ce découragement, l’histoire documente relativement bien les différentes réactions humaines possibles. La plus extrême peut paraître être le suicide. C’est sans compter sur ces actes qui entrainent au meurtre et à la mort de dizaines ou de millions d’hommes, par le terrorisme ou le totalitarisme. Au milieu du continuum, la violence banale, l’addiction et l’illusion via les drogues, le sexe, les rêves, les activités extrêmes…, l’immobilisme, … Et chez la plupart des gens, le simple renoncement à comprendre et à agir dans un monde trop complexe et trop cruel, pour se résoudre à se replier sur sa vie domestique et protéger ce que l’on peut, qui implique le retrait de la vie publique et de l’action collective.

Mais je voudrais essayer de défaire ce lien entre des émotions qui peuvent être destructrices ou paralysantes, et cette perception d’un possible désastre imminent.

Je voudrais déconstruire l’automatisme du désespoir dans une situation désespérée.

Comme nous le savons tous à partir d’un certain âge, notre temps d’existence sous notre forme actuelle est compté. L’Homme est mortel. La paléontologie a montré que les espèces le sont aussi et l’astronomie nous a appris que les planètes, les étoiles et même peut-être l’univers avaient une fin. Ce constat gênant reste une tâche aveugle de nos esprits occidentaux mais est relativement bien assimilés par les cultures orientales depuis des millénaires. Les Bouddhistes parlent d’impermanence.

Or les participants à ce blog et leurs lecteurs ont une chose en commun : leur volonté de vivre, ou du moins, leur volonté de ne pas mourir volontairement. Ils font ainsi partie du groupe humain principal, celui des vivants qui veulent vivre. Pourtant, chacun de nous sait son temps limité et la mort certaine. De tous temps, de nombreux sages, religieux ou non, ont développé des pensées qui indiquent que cette perspective certaine, certes un peu inconfortable, ne doit pas nous empêcher de vivre en cultivant des émotions positives. Ils ajoutent même nombres d’arguments pour aller plus loin : la recherche du bonheur et de l’harmonie serait finalement le sens fondamental de l’existence. Pour une raison un peu mystérieuse et non réductible à la logique, nous pouvons en convenir, au-delà d’un système d’information nerveux destiné à garantir notre survie assez facilement justifiable, il se fait que nos esprits sont parcourus d’émotions en pagaille -et pour beaucoup d’entre elles, superflues a priori d’un point de vue de simple survie- et que la plupart des gens tend en effet à rechercher celles qu’ils estiment positives.

Par analogie avec cette réflexion millénaire, qui délie absolument l’automatisme de la conjonction « mort certaine » / « désespoir/découragement », ne pourrions-nous pas également délier la perspective « fin de l’Humanité certaine ou probable » (4) / « désespoir/découragement » ? Ceci dans l’absolu. Ainsi, cette quasi certitude à terme ne devrait pas entraîner chez nous un désespoir ou un découragement particulier.

Si l’on ajoute une dimension chronométrique, « mourir jeune ou vieux », les sages persistent et signent : dans l’incertitude, et même dans la certitude, le délai n’est pas déterminant pour savoir s’il faut et comment mener une vie bonne.

Toujours par analogie, la probabilité de l’événement « Fin de l’Humanité » tendant vers 1 à mesure que la variable « temps » tend vers l’infini, devrions-nous nous montrer plus désespérés de la perspective d’une disparition de l’espèce à court terme plutôt qu’à très long terme ? Probablement pas.

Ainsi, sans prétention, je voudrais proposer aux amis du blog et aux lecteurs d’adopter les conseils des sages, simples mais fruits du travail d’une vie : vivre et poursuivre le bonheur et l’harmonie. Comme premier principe.

Mais les amis du blog et leurs lecteurs, ont autre chose en commun, leur désir d’agir dans ou d’influencer la sphère publique. Tous ne partagent pas ce besoin. Dans ce domaine également, l’histoire nous fait l’héritage d’une somme considérable de réflexions tout aussi sages qu’utiles.

Les femmes et hommes d’action connaissaient-ils le désespoir et le découragement. Certainement. Faisaient-ils face à des forces contraires gigantesques et semblant insurmontables ? Assurément. Cela les arrêtait-il ? Jamais.

« Tout ce que tu feras sera dérisoire », nous dit Gandhi, « mais il est important que tu le fasses », ajoute-t-il. Cessons ainsi de nous chagriner sur les effets ou non de nos réflexions, écrits, actions. « On sait combien il y a de pépins dans une pomme, mais pas combien de pommes il y a dans un pépin ». Nous ne pourrons jamais mesurer les effets de nos actions, et de nombreux grands hommes sont statufiés longtemps après leur mort. Bien que Thomas More conclue à une certaine impossibilité d’être à la fois philosophe, en recherche du beau, du vrai et du bien, et homme d’Etat, Marc Aurèle fut pourtant les deux. Le philosophe consolant souvent l’homme d’action, même au plus haut niveau du pouvoir, des limites de son agitation et de son impuissance, parfois non sans humour.

Ainsi donc quoiqu’il en soit, je suis fier de partager avec vous nos réflexions, qu’elles soient élucubrations d’intellectuels sans conséquence ou profondes remises en questions, vecteurs de changements concrets et, qui sait ne soyons pas trop modestes, germes utiles à la survie de l’Humanité. Au moins, nous aurons étésapiens.

Tous dans le même navire, nous voguons, ballotés par des flots parfois déchaînés et suivant un cap incertain et tragique. Mais nous formons un même équipage, et c’est ce qui nous fonde notre commune Humanité.

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(1)    Le Soliton est une lame de fond d’une hauteur inhabituelle constituée de la superposition accidentelle de plusieurs vagues de taille ordinaire : 1) l’aboutissement destructeur pour son environnement de la stratégie colonisatrice de notre espèce, 2) la complexité dont nous avons perdu la maîtrise, 3) la crise économique et financière due à la « machine à concentrer la richesse » inscrite au sein du capitalisme (Paul Jorion, Misère de la pensée économique, Fayard 2012 : 61-62).

(2)    Tant les effets peuvent déjà être perceptible aujourd’hui pour de nombreux individus.

(3)    Certaines théories évolutionnistes expliquent de manière très convaincante pourquoi une plus grande sensibilité relative aux émotions négatives est un avantage en termes de survie. La peur, la colère et la tristesse ont sorti nos ancêtres de bien des situations critiques quand ils étaient menacés. La joie tend à s’installer quand la situation est calme et même à ce moment, les émotions négatives sont toujours prêtes à s’éveiller en un quart de tour pour parer à la moindre menace. Pire, le cerveau fabriquerait automatiquement des sentiments de malaise pour tenir l’individu en éveil face à toute menace potentielle future.

(4)    Je prends volontairement le cas de la fin de l’espèce comme cas extrême, le raisonnement restant valide pour des « calamités » moins importantes (la fin d’une certaine civilisation par exemple).

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