Billet invité.
Voilà un mot à tiroir, un mot que l’on entend tous les jours, son apparente limpidité le met à l’abri de tout soupçon, mais certainement pas de la critique. Hors de la sphère économique, un profit est un avantage que l’on peut tirer d’une situation quelconque, on profite d’une opportunité, de la défaillance de son adversaire. Par extension, on parle du profit des entreprises qui serait l’avantage monétaire tiré de leur exploitation, mais il existe une ambiguïté fondamentale : en France, le profit n’existe pas en tant que tel dans la comptabilité. Il y a des soldes intermédiaires de gestion, un résultat net, mais nulle trace d’une ligne « profits ». Cette ambiguïté autorise la circulation de définitions et de concepts de nature différente. Pour certains, le profit est la rémunération du capital engagé dans l’entreprise, d’aucuns évoquent le profit économique, qui prend en compte la rémunération dont aurait bénéficié le capital s’il avait été placé sur un compte à terme ou tout autre produit financier. Le profit est fuyant, il s’évapore dans des paradis fiscaux, il est insuffisant, la faute aux charges qui accablent les entreprises, bien sûr. Profits records nous annonce-t-on, hausse du dividende versé par action, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes capitalistes. Ah non, il paraît que nos entreprises ne sont pas compétitives, que leurs performances ne sont pas à la hauteur de leurs concurrentes.
Cette ambiguïté n’existe pas dans les pays anglo-saxons : le profit est bien le résultat de l’entreprise, il se retrouve agrégé à d’autres mots pour constituer les soldes intermédiaires de gestion à la définition précise : « gross profit », « operating profit », « Net profit before tax ». Pourtant cette précision n’empêche pas un certain flou, la création d’un surplus au travers d’une activité organisée et son appropriation par les détenteurs de capitaux prend des formes diverses et pas seulement monétaires. Même si la définition est précise et la comptabilité se doit d’être sincère (mais auprès de qui ?), le résultat reflète-t-il fidèlement l’ensemble du surplus généré par l’entreprise et la manière dont il se répartit ?
Si on se place sous l’angle du processus de création du profit, alors l’analyse devient beaucoup plus limpide. Le point de départ est la création d’un surplus dans une activité organisée, condition indispensable, mais pas suffisante : si dans cette organisation, cet excédent se répartit équitablement entre tous ses membres, on ne peut parler de profit, aucun des individus n’obtient un avantage particulier. La substance même du profit, c’est le partage inégal. Voilà enfin notre définition qui se précise : le profit est la répartition inégale de l’excédent dégagé par une activité organisée à cette fin. La création de l’excédent et les mécanismes de sa répartition sont donc indissociables et reposent sur quelques règles que l’on peut résumer simplement : le profit naît de la division du travail, d’une forme élargie de discontinuité, et enfin des rapports de force au sens le plus large de cette expression. En particulier, les rapports de forces sont à la fois l’un des déterminants principaux du niveau du surplus et de la ligne de partage entre travail et capital.
L’organisation du travail permet à un groupe de produire plus que ce qui aurait été produit par chacun de ses membres pris isolément. Quand la production permet d’aller au-delà de la satisfaction des besoins nécessaires à la survie de chacun des individus, alors se crée le surplus et se pose le problème du partage. La discontinuité est une autre source de profit, qu’elle soit géographique, sociale ou temporelle comme dans les opérations de crédit. Même quand elle n’existe pas naturellement, la quête du profit cherche à fragmenter ce qui est continu, comme dans le trading à haute fréquence. Si l’on remonte à des temps plus anciens, la discontinuité géographique permettait d’établir un circuit commercial extrêmement profitable entre deux sociétés qui n’attribuaient pas la même valeur à certains objets. La discontinuité sociale ou fiscale dans un espace géographique qui pratique la libre circulation des biens et des marchandises permet d’accroître fortement le profit à défaut d’en être la source.
La richesse joue un rôle central et paradoxal dans la création du profit. Elle donne les moyens nécessaires à sa fabrication, mais elle repose sur l’accumulation de profits antérieurs. On intègre ici deux dimensions indissociables l’une de l’autre, le temps et la stratification de la société.
La capacité à entretenir dans le temps un rapport de force favorable et à maintenir un partage inéquitable est une condition indispensable à l’accumulation. Pour peu qu’une partie des fonds accumulés soit en partie réinvestie dans l’outil de production, alors peut se construire une division du travail plus complexe reposant sur des outils de plus en plus sophistiqués. Dans la compétition entre entités économique, l’accumulation permet aussi de racheter les entreprises concurrentes pour tendre vers cet idéal capitaliste que sont les situations de monopoles (au pire d’oligopoles). Enfin elle donne les moyens d’exploiter les discontinuités qui ont souvent des barrières à l’entrée importantes : coût du voyage et des transports, capitaux nécessaires aux opérations de crédit…
La stratification de la société repose sur la transmission et la capacité à faire perdurer les rapports de force au bénéfice de ce groupe réduit d’individus. La reconnaissance de la propriété, l’héritage, la comptabilité, la fiscalité font partie des éléments de base que l’État a progressivement inscrits dans son droit national. Elle suppose qu’il existe une proximité entre les bénéficiaires de cette situation et les instances de pouvoir. Au cours du haut Moyen Âge, il y a superposition presque totale entre le pouvoir (temporel ou religieux) et la richesse, surtout dans un monde où celle-ci repose essentiellement sur la terre. La transmission du titre nobiliaire ou d’un privilège quelconque est le plus souvent attachée à un titre de propriété, c’est donc un enjeu essentiel. Le fait que la richesse s’affranchisse progressivement de la terre par le développement de l’artisanat et du commerce dissocie peu à peu ces deux aspects et conduit à une remise en cause du pouvoir fondée sur la transmission des titres. Le basculement vers des instances démocratiques donne son autonomie à une classe politique qui entérine pourtant les conditions d’un partage inéquitable, en particulier quand l’excédent s’accroît dans des proportions importantes avec la révolution industrielle. La reconnaissance de la stratification de la société par le monde politique n’est pas en soi une surprise. Dans les deux cas, il y a la reconnaissance d’une hiérarchie, la compréhension et l’intégration des codes sociaux propres aux élites.
Cette proximité reste un enjeu majeur. Au-delà des garanties de base apportées par l’État, l’ensemble des règles sociales et fiscales crée un contexte favorable ou non à la formation du profit. Il est donc nécessaire d’entretenir et de renforcer cette proximité pour influencer ce contexte général. De ce point de vue la conjonction dans un court laps de temps de la chute de l’URSS et de la crise aura été une bénédiction pour cette élite. La conversion de l’ensemble des partis de pouvoir dans le monde à un modèle gestionnaire qui accorde la primauté à la bonne santé économique des entreprises revient à renforcer le modèle de répartition inégalitaire des surplus liés à l’exploitation des entreprises. Les rapports de forces vis-à-vis du monde politique se sont renforcés, mais d’autres éléments ont joué dans la mutation qui a commencé à la fin des Trente Glorieuses.
Dans la spécialisation croissante du travail, le travailleur qui produit un bien dont il n’a peut-être pas l’usage et qui par ailleurs ne peut pas dégager de temps pour assurer son autosubsistance a besoin de son salaire pour assurer sa survie. Il est donc en situation de dépendance, ce qui améliore d’autant le rapport de forces en faveur de l’employeur. Le développement de la norme de production moderne a accentué les rapports de forces bien au-delà de cette simple relation de dépendance. Elle a substitué la machine à l’homme, l’homme à l’homme et le prix au salaire. La substitution de la machine à l’homme est une évidence pour tous, les progrès de l’informatisation et de la robotisation permettent de transférer une part croissante du travail de l’homme vers la machine. Pourtant, il existe des limites à cette robotisation, non pas qu’une substitution totale ne soit pas à terme techniquement envisageable, mais elle n’a en réalité aucun sens économique, car plus les tâches réclament des capacités d’adaptation et de réactions importantes et plus le coût est élevé, créant une forme de limite fondée sur le retour sur investissement (l’absence de profit). Les tâches manuelles (par exemple coudre sur un tissu qui ne se présente jamais de manière identique ou une finition particulière sur une pièce produite en petite série) comme les tâches intellectuelles non répétitives résistent encore à l’automatisation. Il devient alors plus intéressant de substituer l’homme à l’homme, par exemple en exportant le travail vers des pays où il coûte moins cher, ou alors en concentrant le travail sur quelques personnes qui font le travail de plusieurs, mais qui sont bien conscientes que l’abondance de main-d’œuvre aux qualifications équivalentes les rend facilement remplaçables. Enfin, la substitution du prix au salaire s’opère par le recours à la sous-traitance où le rapport de forces s’exprime directement sous forme d’un prix offert au sous-traitant pour un travail plus ou moins élaboré. Le partage inégal prend alors des formes plus subtiles, le sous-traitant est lui-même organisé pour générer du profit sans comprendre que les miettes qu’il récolte ne font que permettre un partage encore plus inégal au niveau supérieur. Pire encore, il se sent solidaire de son donneur d’ordres alors qu’il devrait comprendre que son statut le rapproche d’une forme élargie du prolétariat. Au-delà de l’expression monétaire de ce rapport de forces, il existe un bénéfice secondaire à cette situation : la diminution de la taille des unités de production affaiblit les contre-pouvoirs qu’étaient les organisations syndicales.
Dans les pays occidentaux, cette dépendance prend une autre nature : les entreprises créent des objets désirables pour les individus, par leur avance technologique, par leur design, mais surtout par le statut social que confère cet objet. À la dépendance par le bas s’ajoute une dépendance par le haut, liée au désir de l’objet. Cette forme nouvelle de dépendance se traduit par une lutte sans merci dans l’économie réelle. L’augmentation des prix (elle n’est pas totalement visible dans les taux d’inflation, car les objets changent sans cesse) ne se traduit pas pour autant par une augmentation généralisée du taux de marge. D’une part, seule une part des produits et des entreprises est à même de capter les dépenses des consommateurs, d’autre part, maintenir la différenciation indispensable pour rester dans la « shopping list » du client requiert des investissements élevés qui se traduisent pour les perdants par une diminution de l’excédent. La stagnation relative du taux de marge cache pourtant un point essentiel : l’augmentation du chiffre d’affaires et le financement des investissements par le crédit continuent à faire progresser la rentabilité sur capitaux propres. Ceux-ci progressent moins vite que le chiffre d’affaires, surtout qu’en vertu d’une fiscalité favorable, une part croissante du résultat est distribuée aux actionnaires et les entreprises multiplient les stratégies de rachat d’actions pour distribuer plus de résultats. Mais la faiblesse des fonds propres inhérente à ce genre de stratégie crée un risque majeur, tout dérapage même minime consomme rapidement les capitaux propres et empêche le remboursement des crédits. Une partie du risque financier résulte aussi de l’économie réelle.
La mondialisation, et plus encore la création d’un espace économique européen qui n’est que partiellement intégré fut du pain béni pour les entreprises dominantes. La continuité affichée, c’est-à-dire la libre circulation des biens et des personnes, n’est qu’un leurre. En réalité, de multiples discontinuités existent qui sont à la fois source de profit pour les entreprises et éléments de renforcement des rapports de forces. La mobilité des biens ne vaut surtout que pour les entreprises qui ont les moyens de l’organiser. Superposée à la discontinuité fiscale et sociale, elle permet à la fois l’augmentation du surplus, sa dissimulation dans les paradis fiscaux et surtout l’augmentation des rapports de forces en sa faveur. La libre circulation des personnes n’est pas effective partout, les immigrés dans une situation de détresse extrême qui cherchent à rentrer dans l’espace Schengen ne font qu’affaiblir la situation de beaucoup de travailleurs et renforce les rapports de forces en faveur des entreprises.
Vu de l’entreprise, le profit est son problème central, sa raison d’être et la justification de son existence, elle doit tout mettre en œuvre pour augmenter l’excédent qui résulte de son activité. Vu par les actionnaires, c’est un simple problème de répartition. Le monde politique converti au libéralisme n’a plus aucune vision globale de ce que représente ce concept. Pour lui, la quête du profit est un problème d’entreprise dont la légitimité n’est absolument par remise en cause. Pire encore, l’inégalité du partage qui est le fondement même du profit ne reflète aux yeux d’un nombre croissant de politiques que l’inégalité intrinsèque aux individus, prélude à toutes les dérives. Dans la quête sans limite du profit, l’augmentation des rapports de forces se traduit par la désolvabilisation directe (la pression sur les salaires ou le chômage) et indirecte (l’austérité résultant du coût social des stratégies d’entreprises et d’une fiscalité insuffisante vis-à-vis des plus riches) des individus qui sont pourtant en dernier ressort les clients des entreprises. Les stratégies fondées sur la norme de consommation poussent les individus à recourir davantage au crédit et accentuent la compétition entre les entreprises dont toutes ne sortent pas gagnantes. Le recours systématique à l’endettement des entreprises fragilise le système, car la marge comme les capitaux propres n’augmentent pas et la limite entre le profit et la perte est bien ténue. Les conséquences sociales de ces stratégies se multiplient sans que personne ne juge bon de mettre un terme à la partie.
Il m’arrive d’être optimiste sur la nature humaine. La motivation créée par ce partage inégal a parfois amené à la création de grandes choses, une bonne partie du progrès technique et du confort dont nous bénéficions aujourd’hui est bien le résultat de cette motivation particulière pour le profit. Mais comme dans toutes choses, si on la laisse se développer avec excès, alors le bénéfice collectif s’efface et laisse s’exercer une pression insupportable sur la société.
Je suis pessimiste sur la nature humaine. La création d’un excédent dans toute société organisée peut prendre des formes multiples. Le retour de la concentration du pouvoir au sommet de la hiérarchie dans les grandes entreprises reflète une accumulation de codes et de barrières qui créent un plafond de verre entre une élite et les salariés qui quelle que soit leur position formelle et leur niveau d’étude restent condamnés à être des victimes du rapport de force. Dans un autre contexte, la disparition du profit monétaire tend à créer des organisations entièrement tournées vers la création d’un excédent de pouvoir qui reproduit ce partage inégal. C’est ce que l’on constate à la fois dans les dictatures et dans les régimes communistes où une bureaucratie travaille dans le seul but de s’arroger encore plus de pouvoir.
Il existe probablement une bande étroite dans laquelle le profit peut s’exprimer sans prendre ce caractère destructeur qui caractérise notre société actuelle. C’est un peu la situation que nous avons connue dans les Trente Glorieuses, sans pour autant que les contraintes qui pesaient alors sur le profit soient le résultat d’un plan organisé. La sortie vers le haut implique de reconnaître qu’un niveau de profit soutenable pour l’ensemble de la société doit se situer à des niveaux bien moins élevés que ce que nous observons aujourd’hui. La création d’une société plus apaisée nécessite d’intervenir dans les conditions du partage : instaurer une fiscalité fondée sur la rentabilité des capitaux propres, augmenter les impôts sur la succession pour les grandes fortunes, limiter l’échelle des salaires dans l’entreprise, contraindre les rapports de forces qu’exercent le monde économique envers le reste de la société (droit du travail, barrière étanche vers le monde politique …), lutter contre la discontinuité sociale et fiscale, élimination des paradis fiscaux, il n’y a là rien de très original. Cela nécessite juste un peu de courage politique.
Ce courage politique a fait défaut aux partis de pouvoir à partir des années 80, la quête du profit a continué à s’exprimer sans limites et devinez ce qui s’est passé ?
@Khanard Ce qui m’intéresse actuellement, dans mon auto-psychanalyse, c’est de séparer mon « moi » causal, périphérique, de mon « moi » raisonnable, central…