Billet invité.
Quelle est la situation réelle de la Zone Euro ?
Notons, tout d’abord, que celle-ci n’a pas implosé. Des progrès institutionnels ont même été réalisés. Il s’agit de la décision de principe sur l’Union bancaire. Toutefois, il faut souligner que beaucoup reste à faire pour que l’on passe du principe à la réalité et que de nombreux acteurs freinent, en fait, cette avancée institutionnelle, ne serait-ce qu’en raison des dispositions concernant la séparation entre activités pour le compte de leurs clients et activités spéculatives pour leur compte propre.
En second lieu, sur le plan macroéconomique, on parle beaucoup de fin de récession et de reprise. Mais ceci est loin d’être assuré. Certes, à force de cures répétées d’austérité couplées à des « dévaluations internes » (on qualifie ainsi les baisses de salaires, des prestations sociales et des dépenses publiques), les pays les plus touchés par la crise enregistrent une amélioration de la situation de leurs finances publiques et de leur compétitivité qui se traduit par une certaine reprise de leurs exportations et un redressement de leur balance commerciale avec l’extérieur. Mais ces améliorations ponctuelles ont lieu dans des conditions générales très critiques : si les déficits publics se rapprochent du seuil de 3% du PIB, le niveau des dettes publiques reste très élevé, ainsi que celui du chômage (surtout en ce qui concerne les « jeunes » pour lesquels il tutoie les 50% en Espagne et en Grèce) et la situation sociale des populations est très dégradée (provoquant une forte poussée d’émigration) avec des inégalités fortement creusées.
Tout ceci marque les limites de la doctrine libérale qui a inspiré le comportement des dirigeants de la Zone Euro, les prescriptions de la « Troïka », et qui est fondée sur deux piliers :
– le redressement des finances publiques par le moyen de politiques d’austérité réduisant les dépenses,
– le redressement de la compétitivité par les réformes dites « structurelles ».
En d’autres termes, tout se passe comme si ces dirigeants raisonnaient de la façon suivante : il suffira que tous les pays de la zone agissent comme l’ont fait les Allemands (cf. les fameuses « réformes Schroeder ») pour améliorer leur compétitivité et, ainsi, accroitre leurs exportations pour que l’Europe sorte de la crise. Ce raisonnement primaire ne tient pas compte de l’effet négatif du cumul des politiques d’austérité sur la demande à l’intérieur de l’Europe et donc sur les exportations vers l’intérieur de la Zone Euro qui sont de l’ordre de 60% du total des exportations de cette zone. Surtout il ne tient pas compte du caractère mal défini et ne bénéficiant pas de la légitimité nécessaire pour lui donner un fondement incontestable de la notion de « réforme structurelle » à laquelle se raccrochent la majorité des décideurs. Un chroniqueur du Monde, Pierre Briançon, dans un texte publié dans le numéro daté des 9 et 10 février 2014, intitulé « La tarte à la crème de la réforme structurelle », l’exprime fort bien quand il écrit, arguments à l’appui, « qu’elle confine à l’escroquerie intellectuelle, un de ces slogans vides auxquels se résume trop souvent le débat économique ».
En outre, ce raisonnement se heurte à deux obstacles.
En premier lieu, il s’agit de la surévaluation systématique de l’euro. En général, le rééquilibrage des pays trop déficitaires se fait grâce à l’ajustement de la monnaie par le taux de change. Ceci n’est pas possible dans le cas de la Zone Euro en raison du poids de l’Allemagne et des pays de l’Europe du Nord. Sous l’effet de l’excédent commercial de l’Allemagne vis-à-vis du reste du monde, notamment, la balance des transactions courantes de la zone serait excédentaire de l’ordre de 3% du PIB de la zone.
En second lieu, il s’agit de la faiblesse de l’inflation dans la Zone Euro, conséquence d’ailleurs de la surévaluation de l’euro. Cela renchérit les taux d’intérêt réels (avec une inflation comprise entre 0 et 2%, même avec des taux nominaux d’intérêt bas, les taux d’intérêt réels pour les entreprises peuvent rester élevés et dissuasifs). En fait, pour que les pays autres que l’Allemagne rattrapent celle-ci en compétitivité, il faudrait que l’Allemagne ait une inflation plus forte, ce qui est impossible en raison de l’excédent extérieur de l’Allemagne et de la phobie de ce pays à l’égard de l’inflation pour des raisons historiques. En d’autres termes, il faudrait que les pressions déflationnistes qui affectent actuellement une grande partie de l’Europe soient contrebalancées par des pressions « reflationnistes » en Allemagne.
Ceci étant, quelle a été la situation macroéconomique dans la zone euro en 2013 ?
La croissance est réapparue au deuxième trimestre de 2013 (+0,3% par rapport au trimestre précédent) ce qui a fait parler de reprise. Mais ceci ne s’est pas réellement confirmé au troisième trimestre (+0,1% par rapport au trimestre précédent). Selon les premières estimations, la croissance au quatrième trimestre retrouverait le chiffre de 0,3%. En moyenne annuelle, en 2013, l’évolution du PIB d’une année sur l’autre, telle qu’elle est estimée, reste encore négative et serait de l’ordre de 0,4%.
L’idée d’une sortie de la récession (les prévisions pour 2014 de la BCE et de l’OCDE envisagent une croissance de l’ordre de 1%) demeure, donc, très hypothétique. Observons tout d’abord que la consommation des ménages qui pèse toujours très lourd dans l’évolution de la demande demeure très affaiblie en raison de l’impact du chômage sur les salaires et des pressions sur la demande intérieure de nombreux pays en raison de la politique d’austérité. Cette atonie de la demande interne à la zone euro a nourri les pressions déflationnistes. Si une partie des déséquilibres (déficits budgétaires et déficits courants) se résorbent sous l’effet des politiques d’austérité, d’autres se créent. En particulier, le chômage de longue durée continue à augmenter et maintient de nombreux ménages dans des situations extrêmes de pauvreté. Dans les pays les plus touchés par la crise, la demande intérieure très atone ne peut pas être le moteur de la croissance. La demande adressée aux entreprises ne peut être impulsée que par le commerce extérieur dans la mesure où des progrès de compétitivité (résultant pour l’essentiel des pressions sur les salaires) ont été réalisés. C’est ainsi que des pays comme la Grèce et l’Espagne enregistrent un mieux du côté des exportations. Mais la croissance ne pourra réellement repartir et les pressions déflationnistes être endiguées que lorsque l’investissement des entreprises, bloqué par l’insuffisance de la demande au-delà des impulsions créées par la nécessité de pallier l’obsolescence des moyens de production, repartira.
Non seulement, la reprise demeure hypothétique, mais – et c’est le deuxième phénomène notable – les disparités dans la Zone Euro, au lieu de s’atténuer, se creusent. La Zone Euro reste écartelée entre une partie où la crise n’a qu’un impact affaibli (l’Europe du Nord) et une partie fortement affectée économiquement, financièrement et socialement (l’Europe du Sud).
Donc, si l’on veut que la Zone Euro échappe aux pressions déflationnistes qui la travaillent et retrouve un dynamisme à la mesure de sa place et de sa taille dans le monde, on ne peut se contenter de la politique actuelle de rééquilibrage et de recherche de la compétitivité pays par pays. Si on laisse la situation en l’état, la probabilité pour que la Zone Euro retrouve rapidement une croissance significative est faible.
Le retour à la croissance dépendra principalement du réveil de l’investissement. Dans le climat actuel, compte tenu des pressions déflationnistes, l’appétence des entreprises à investir risque d’être limitée et les possibilités de stimulation par les gouvernements nationaux sont réduites. Dès lors, le risque d’un scénario à la japonaise avec une longue période de stagnation ou de croissance très basse est important. Surtout, la division de la Zone Euro, opposant une zone de prospérité relative à une zone de langueur, risque de perdurer.
Or l’Europe, après cette crise, a besoin d’investir et ceci à long terme : investir pour construire les infrastructures qu’appelle son développement futur ; investir pour adapter son mode de consommation et de vie à la nécessité de préserver son environnement et, par un effort d’économie, diminuer sa dépendance en matière d’importations d’énergie ; investir pour développer les innovations que le potentiel de ses chercheurs lui permet de concevoir.
Pour faire tout cela, les efforts des pays membres risquent d’être insuffisants voire de faire défaut.
Il convient donc de passer à une vitesse supérieure à l’échelle de l’Europe sans attendre pour cela que les pays-membres se mettent d’accord sur de nouvelles institutions. D’ores et déjà, dans le cadre des institutions actuelles, en attendant de pouvoir miser sur un véritable budget fédéral à la mesure des besoins de l’Europe, des instruments existent. On les connaît. Il s’agit, d’abord, de transformer la Banque européenne d’investissement, assise sur un magot financier qu’elle s’attache à faire fructifier en bon père de famille, en véritable banque d’investissement prenant des risques et empruntant sur les marchés pour financer les projets d’envergure européenne. Le commissaire Michel Barnier fait remarquer que la BEI peut accroître le montant de ses prêts pour le développement des infrastructures dans les domaines des transports et de l’énergie de plus de 50% au cours de la période 2013-2015. Notons aussi que, suite à la décision, à la mi-2012, des États-membres de l’Union d’apporter de l’argent frais à la BEI (dont 1,6 Md provenant de la France), cette dernière a déjà augmenté, en 2013, de 40% ses crédits dans l’UE (et de 80% en France, à destination des entreprises et des collectivités locales) et a travaillé, en France, de concert avec la BPI et en coopération avec la Caisse des Dépôts et Consignations.
Il s’agit aussi des euro-obligations dont l’usage pourrait être limité à la collecte de l’épargne abondante disponible en Europe en vue de la mettre à la disposition de fonds d’investissement européens. On peut fonder, à cet égard, quelque espoir dans les modifications de la donne politique en Allemagne avec la reconstitution de la « grande coalition » associant à la droite le SPD dont on sait qu’il est favorable à la création d’euro-obligations. Au demeurant, ces idées sont reprises dans un ouvrage cosigné par trois économistes – un grec (Yanis Varoufakis, ex-conseiller de Georges Papandréou), un anglais (Stuart Holland) et un américain (James Galbraith) – et préfacé dans sa version française par Michel Rocard. On y retrouve des propositions analogues à celles qui ont été développées ci-avant, à savoir : que la BCE serve d’intermédiaire financier pour le compte des États en émettant ses propres obligations à hauteur d’un endettement de 60% du PIB de chaque pays ; que, ce faisant, elle contribue à mettre en place un grand programme d’investissement pour cofinancer des infrastructures avec la BEI.
Mais il ne suffirait pas de disposer d’instruments de financement européens des investissements s’il n’y a pas de projets de dimension européenne clairement définis à financer discutés dans les instances européennes. En fait, de tels projets, notamment concernant les infrastructures transeuropéennes et la transition énergétique, existent dans les « cartons » (certains remontent à l’époque de la présidence de Jacques Delors). Mais, force est de constater que cela ne semble pas retenir l’attention de nos dirigeants beaucoup plus préoccupés par la défense des sujets intéressant spécifiquement leur pays, de leur « pré carré », que par la mise en place de projets d’investissements de dimension européenne. Un premier progrès consisterait donc à mettre de tels sujets à l’ordre du jour des instances européennes (Conseil européen, Parlement européen). Ceci parait d’autant plus envisageable que l’on reviendrait ainsi à une méthode qui a prouvé son efficacité et sa réussite dans les premiers temps de la construction européenne avec, notamment, le « Plan charbon-acier », Euratom, et la création de Airbus.
L’expérience des grandes crises au XXème siècle montre que c’est seulement dans des circonstances extrêmes que certains dirigeants de ce monde ont su trouver les ressources intellectuelles pour sauver leurs pays en menant des politiques considérées comme hétérodoxes. Une première fois, après la grande crise des années 30, un homme, Franklin Roosevelt, a su mettre en œuvre une parade pour relancer l’activité économique dans son pays avec des programmes de grands travaux, alors que tous autour de lui ancraient leurs pays dans la crise en menant des politiques suicidaires de rééquilibrage d’inspiration néo-libérale voisines de celles qui sont mises en œuvre aujourd’hui. À la fin de la Seconde Guerre Mondiale, tirant les leçons des erreurs économiques commises à la fin de la Guerre de 14-18 au titre des « réparations », les dirigeants des États-Unis (le même Franklin Roosevelt, puis son successeur, Harry Truman, inspirés par le Général Marshall) ont su trouver la recette pour faire repartir les économies de tous les protagonistes occidentaux de la Guerre, à commencer par leur propre pays, en bousculant carrément les règles de la politique économique. Ce fut l’idée absolument géniale de comprendre qu’il fallait financer la reconstruction de l’Europe, largement détruite et exsangue, par des dons financiers dont les États-Unis ont tiré ensuite les bénéfices par leur réemploi en achats à l’industrie américaine.
On a pu penser que, pour gérer la crise occidentale du début du XXIème siècle, les responsables des pays concernés avaient tiré les leçons des crises précédentes puisqu’ils n’ont pas hésité à ouvrir toutes les vannes financières pour empêcher le blocage de l’économie occidentale, au mépris des règles en vigueur (y compris celles résultant du Traité de Maastricht). Mais ils n’ont pas su gérer les conséquences de leur audace et, au lieu de pratiquer des politiques de relance de l’activité en utilisant les liquidités ainsi libérées, par exemple pour répondre aux grands défis comme celui de la protection de l’environnement, ils se sont repliés sur les vieilles règles de rééquilibrage comptable, raisonnant comme des « boutiquiers ». Un seul d’entre eux, Jacques Delors, ancien Président de la Commission Européenne, avait pourtant eu l’intelligence de comprendre cela et avait anticipé, dès les années 90, en concevant un plan de relance de l’Europe dont celle-ci aurait grand besoin aujourd’hui. Mais il n’a pas eu de successeur en cela et ceux qui ont assuré sa relève n’avaient pas l’envergure leur permettant de prendre le relai. C’est que, aujourd’hui, on n’a plus besoin de comptables, mais de visionnaires capables d’ouvrir l’Europe au vent du grand large. Il ne s’agit plus de gérer celle-ci comme une collection de pays avec les vieilles règles impuissantes, mais d’en imaginer de nouvelles à la mesure de la dimension de l’Europe. Il y a là urgence, faute de quoi la « construction européenne », qui a résisté à tant d’attaques et de déviations par rapport à son esprit initial, risque de se déliter complètement. Ce qui peut donner un peu d’espoir est que de plus en plus de voix commencent à le dire haut et fort et à plaider très vigoureusement pour une vraie politique de relance dans la zone euro (dont on oublie qu’elle n’est pas endettée).
J’ai lu que son job sera de fermer le ministère de l’éducation ; et de renvoyer ces compétences aux niveaux…